Nous sommes à une époque où beaucoup de philosophes, thérapeutes ou
petits maîtres de sagesse
jouent la rengaine du "bonheur à tout prix " , le tout relayé par le courant psychologique
à la mode de la pensée positive « à tous crins », venant d’Outre-atlantique.
Cette pensée positive du bonheur à tout prix me semble problématique et douteuse,
surtout quand elle déborde dans le domaine d’une spiritualité tellement
bienheureuse
qu’elle finit par sentir l’âcre parfum de l’eau de rose,
en particulier avec cette « pleine conscience » qui est en réalité « pleine à moitié »,
car il lui manque la partie essentielle du chemin de son évolution,
c’est à dire la nécessité pour chacun de traverser d’abord son Ombre.
Cela fait d’abord référence à ma pratique professionnelle en psychothérapie,
il s’agit de faire un long travail sur soi-même pour visiter sa part d’ombre,
afin de récupérer à la lumière de la Conscience,
toutes les zones obscures de l’Inconscient :
d’abord la programmation de l’archaïque cerveau reptilien-limbique,
faisant de chacun d’entre nous, un potentiel redoutable prédateur,
obnubilé par la survie, dans l’urgence, de son petit moi toujours en manque ;
ensuite vient la programmation des traumas et contrariétés infantiles,
– c’est souvent l’essentiel du travail psychothérapeutique -,
mais il faudrait aussi parler des redoutables programmations
de la naissance et de la vie intra-utérine, des encombrants bagages légués par
les lignées psycho-générationnelles, et pourquoi pas, comme le préconisent les traditions spirituelles orientales,
ce lourd « karma » hérité de nos vies antérieures ratées.
Le travail sur soi est immense, il n’est jamais terminé,
La Conscience n’en a jamais fini de récupérer
ou d’intégrer toute cette inconscience humaine
rendant son histoire si chaotique.
La Lumière n’en a jamais fini avec l’Ombre,
son éternelle compagne de chemin,
et la pleine conscience signifie d’abord
conscience de cette dualité
Ombre – Lumière,
qui est la marque obligée de la vie humaine sur cette
terre.
Le pire ce sont les petits maîtres de sagesse
quand ils professent la méditation
et son plat bonheur du moment présent.
Bien sûr, il y a cette expérience méditative indéniable,
procurant même
chez le débutant une sorte de paix et de calme intérieur,
mais cela
a plutôt à voir avec un état de relaxation physique,
émotionnelle et
mentale qui ne peut être qu’éphémère
le temps de la méditation.
Sitôt de retour dans l’environnement coutumier,
les tempêtes
émotionnelles de l’ego
reprennent le dessus avec d’autant plus de
violence
qu’elles ont été réprimées par ces pseudo méditations du
bonheur,
c’est ce qu’on appelle aussi le redoutable retour du refoulé.
Pour moi, la méditation commence donc
par la méditation sur son ombre,
c’est à dire avec les états intérieurs problématiques,
avec lesquels il s’agit de s’entraîner, encore et encore, à accueillir,
observer, accepter avec l’oeil de la Conscience,
toutes les sensations,
ressentis et pensées délétères.
C’est au contact de l’Ombre intérieure
que la Lumière de la Conscience se raffermit
et prend sa dimension réellement lumineuse,
de sorte que peu à peu Celle-ci intègre et transcende
la dualité originelle du bien et du mal,
de l’ombre et de la lumière.
Cela veut dire que la pleine conscience n’est ni heureuse, ni
malheureuse,
elle est les deux à la fois, dans un espace intérieur qui
les transcende,
et qui se traduit le plus souvent par la qualité
d’un certain silence,
accompagné d’un regard grave en même temps qu’amusé et distancié.
Dans la continuité de cette critique du plat bonheur méditatif,
voulant faire l’économie de l’ombre,
je citerai volontiers Fabrice Midal
dans une récente newsletter :
« La spiritualité comme la psychologie apparaissent aujourd’hui comme
des méthodes pour ne plus être en rapport à la douleur, et regarder les
choses de « manière positive ». Elles nous égarent.
Car,
étrangement, si nous lisons un poème de René Char, un livre de Proust ou
que nous regardons un tableau de Cézanne, nous sentons qu’il y a un
élément de douleur contenu dans ces œuvres. Si nous écoutons un quatuor
de Mozart ou une sonate de Schubert, nous avons parfois les larmes aux
yeux — mais cela ne nous inquiète nullement et nous éprouvons même cette
expérience comme bénéfique.
Pourquoi une telle différence ?
L’art est-il plus près ici de la vérité que la psychologie, que la
spiritualité et qu’un certain discours social aujourd’hui
prédominant ? »
Je renchéris avec lui sur l’exemple d’un certain art,
le grand art, le « grand style »,
comme dirait Nietzsche,
quand l’artiste n’a pas peur d’exprimer l’ombre
– c’est à dire les accents de la souffrance et de la douleur mêlées –
dans
une expression artistique quelle qu’elle soit,
conduisant sur le chemin
d’une rédemption possible
par la beauté et par l’harmonie.
L’oeuvre d’art n’en est alors que plus forte,
n’en est que plus intense et plus vraie,
renouant avec la grande tradition grecque de la tragédie,
au plus près de la condition humaine entre chaos et cosmos,
avec ce chemin de la conscience, très étroit,
semé d’embûches et d’épreuves.
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