(...)
La présence de l'ombre dans l'inconscient entraîne toutes sortes de conséquences fâcheuses dont la moindre n'est pas de mettre l'individu en opposition avec son entourage. En effet tout contenu inconscient est nécessairement, grâce à un mécanisme de projection, perçu comme s'il appartenait à autrui.
C'est le phénomène bien connu de la «paille» vue dans l’œil du prochain et de la «poutre» que l'on ignore dans le sien propre. Dans de telles circonstances, il n'est pas difficile de comprendre comment les luttes intérieures que l'individu doit entreprendre contre lui-même, peuvent être considérablement allégées si l'ennemi est mis à distance, c'est-à-dire transposé dans la figure du prochain. Il s'agit en effet d'une mesure de protection, une façon de parer à la dissociation de la personnalité. En effet, selon Jung, il faut considérer l'unification de l'ensemble de la personnalité sous l'autorité du Moi comme une conquête assez récente (quelques millénaires) de l'évolution humaine.
Au principe l'âme présenterait plutôt l'image d'une multiplicité de facteurs autonomes, ce que les primitifs appelaient les «esprits», dont l'harmonie et la collaboration n'était obtenue qu'à force d'incantations et de rites magiques de toutes sortes. Par conséquent, l'unité intérieure est un bien précieux que l'on est prêt à défendre à tout prix.
Le Moi éprouve ainsi une répugnance énorme à admettre l'existence de cette face obscure de son être. Les psychologues sont habitués à rencontrer chez leurs patients cette « résistance » à regarder du côté de l'inconscient. En effet l'individu est prêt à souffrir des symptômes les plus douloureux pour éviter de voir ce qui s'agite au fond de lui-même, l'Autre en lui-même.
Lorsqu'on a compris ce fonctionnement du psychisme, on perçoit les conflits qui enveniment les relations humaines sous un jour tout à fait nouveau. On découvre qu'ils sont beaucoup plus l'effet de l'aveuglement que de la méchanceté. Ils constituent la transposition sur le plan du groupe d'une guerre qui se livre d'abord dans le cœur même de l'individu.
D'où l'extrême importance de la vieille maxime reprise par Socrate: «Connais-toi toi-même». Il est malheureusement bien connu que les héritiers spirituels de ce grand philosophe préfèrent de loin explorer les mystères du monde qui les entoure que de scruter les abîmes de leur propre psyché.
Lorsque Jung tire les conclusions pratiques de ces observations psychologiques, il en arrive toujours à proposer le développement et l'élargissement de la conscience comme un moyen de rétablir la paix intérieure, de colmater la brèche qui divise l'homme en deux moitiés adversaires. Ainsi la «dissociation de la psyché» peut être surmontée et l'état d'harmonie instaurée ou restaurée. Mais cela suppose un travail pénible sur soi-même, pour lequel les vertus de courage et d'humilité sont d'une impérieuse nécessité.
Il peut sembler, à première vue, que Jung ne fait en somme que reprendre de très anciennes prescriptions morales que les prédicateurs de toutes les époques n'ont cessé de proclamer sans succès. Cette impression n'est pas complètement fausse. Elle repose sur cette vérité qui veut que la guérison psychologique exige une implication personnelle et une force morale peu communes: le psychologue ou l'analyste ne sont pas des sorciers qui opèrent des miracles. Cependant, contrairement au prêcheur et au moraliste, ils acceptent le rôle ingrat de s'offrir eux-mêmes comme réceptacles de ces fâcheuses projections que le malade fait sur son entourage.
Ils se positionnent face à lui comme le miroir qui lui renvoie l'image de son ombre et l'amènent ainsi à se réconcilier avec elle, grâce aux liens intenses du transfert et du contre-transfert. Ils amènent ainsi celui qui faisait la guerre avec les autres à faire la paix avec lui-même, réalisant l'adage souvent répété mais jamais vraiment compris et accepté : charité bien ordonnée commence par soi-même. Rien de plus difficile que de s'aimer soi-même dans ses petitesses comme dans ses grandeurs.
Citons seulement les croisades, l'extermination des Indiens lors de la conquête de l'Amérique, les deux dernières guerres mondiales. Il est vrai que nos frères musulmans, eux aussi dignes fils d'Abraham, n'ont pas non plus été en reste à ce chapitre.
On doit cependant reconnaître que la morale prônée par les grandes religions, qui tentent depuis des millénaires d'arracher l'homme à la barbarie, trace déjà la voie qui peut l'amener à reconnaître son ombre personnelle et il serait inexact et injuste de prétendre que le message d'amour du christianisme n'a nullement transformé le cœur humain. Il reste tout de même que la morale traditionnelle ne permet pas de dépasser le champ relativement étroit à l'intérieur duquel la volonté consciente peut exercer son influence et imposer les règles de la raison.
Aristote admettait bien que la raison n'a pas un pouvoir despotique sur les passions, mais plutôt un rapport politique, une capacité de les influencer en leur proposant des objets de désir capables d'agir sur elles. Mais ce qu'il ne concevait pas et ne pouvait concevoir, c'est qu'il existe des pulsions qui échappent totalement à la lumière de la conscience et qui, moyennant un certain élargissement de celle-ci peuvent tomber sous sa sphère d'influence. Dans la perspective de la morale traditionnelle, l'inconscience était perçue comme une ignorance, et lorsqu'elle n'était en aucune façon volontaire, on l'appelait «ignorance invincible»: elle excusait alors de toute responsabilité.
Les choses se sont malheureusement quelque peu compliquées depuis une centaine d'années. En effet la curiosité exagérée des psychanalystes a été l'occasion de faire émerger, à côté des sept péchés capitaux, un nouveau péché encore plus grave que tous les autres, à savoir l'inconscience.
Mon ami, si tu sais ce que tu fais, tu es bienheureux, mais si tu ne le sais pas, tu es un maudit et tu es un transgresseur de la Loi.
L'ombre peut être pénétrée sans difficulté par une certaine autocritique en tant qu'elle est de nature personnelle. Mais là où elle est en question comme archétype, on rencontre les mêmes difficultés qu'avec l'animus et l'anima; en d'autres termes, il appartient au domaine du possible de reconnaître le mal relatif de notre nature, tandis qu'avoir un regard direct sur le mal absolu représente une expérience aussi rare que bouleversante.
de Raynald Valois
(Blog "Autour de Carl")
.