vendredi 24 juin 2022

Travail sur l'ombre

    


(...)

La présence de l'ombre dans l'inconscient entraîne toutes sortes de conséquences fâcheuses dont la moindre n'est pas de mettre l'individu en opposition avec son entourage. En effet tout contenu inconscient est nécessairement, grâce à un mécanisme de projection, perçu comme s'il appartenait à autrui.

C'est le phénomène bien connu de la «paille» vue dans l’œil du prochain et de la «poutre» que l'on ignore dans le sien propre. Dans de telles circonstances, il n'est pas difficile de comprendre comment les luttes intérieures que l'individu doit entreprendre contre lui-même, peuvent être considérablement allégées si l'ennemi est mis à distance, c'est-à-dire transposé dans la figure du prochain. Il s'agit en effet d'une mesure de protection, une façon de parer à la dissociation de la personnalité. En effet, selon Jung, il faut considérer l'unification de l'ensemble de la personnalité sous l'autorité du Moi comme une conquête assez récente (quelques millénaires) de l'évolution humaine.

Au principe l'âme présenterait plutôt l'image d'une multiplicité de facteurs autonomes, ce que les primitifs appelaient les «esprits», dont l'harmonie et la collaboration n'était obtenue qu'à force d'incantations et de rites magiques de toutes sortes. Par conséquent, l'unité intérieure est un bien précieux que l'on est prêt à défendre à tout prix. 

Le Moi éprouve ainsi une répugnance énorme à admettre l'existence de cette face obscure de son être. Les psychologues sont habitués à rencontrer chez leurs patients cette « résistance » à regarder du côté de l'inconscient. En effet l'individu est prêt à souffrir des symptômes les plus douloureux pour éviter de voir ce qui s'agite au fond de lui-même, l'Autre en lui-même.

Lorsqu'on a compris ce fonctionnement du psychisme, on perçoit les conflits qui enveniment les relations humaines sous un jour tout à fait nouveau. On découvre qu'ils sont beaucoup plus l'effet de l'aveuglement que de la méchanceté. Ils constituent la transposition sur le plan du groupe d'une guerre qui se livre d'abord dans le cœur même de l'individu. 

D'où l'extrême importance de la vieille maxime reprise par Socrate: «Connais-toi toi-même». Il est malheureusement bien connu que les héritiers spirituels de ce grand philosophe préfèrent de loin explorer les mystères du monde qui les entoure que de scruter les abîmes de leur propre psyché.

Lorsque Jung tire les conclusions pratiques de ces observations psychologiques, il en arrive toujours à proposer le développement et l'élargissement de la conscience comme un moyen de rétablir la paix intérieure, de colmater la brèche qui divise l'homme en deux moitiés adversaires. Ainsi la «dissociation de la psyché» peut être surmontée et l'état d'harmonie instaurée ou restaurée. Mais cela suppose un travail pénible sur soi-même, pour lequel les vertus de courage et d'humilité sont d'une impérieuse nécessité.

Il peut sembler, à première vue, que Jung ne fait en somme que reprendre de très anciennes prescriptions morales que les prédicateurs de toutes les époques n'ont cessé de proclamer sans succès. Cette impression n'est pas complètement fausse. Elle repose sur cette vérité qui veut que la guérison psychologique exige une implication personnelle et une force morale peu communes: le psychologue ou l'analyste ne sont pas des sorciers qui opèrent des miracles. Cependant, contrairement au prêcheur et au moraliste, ils acceptent le rôle ingrat de s'offrir eux-mêmes comme réceptacles de ces fâcheuses projections que le malade fait sur son entourage. 

 Ils se positionnent face à lui comme le miroir qui lui renvoie l'image de son ombre et l'amènent ainsi à se réconcilier avec elle, grâce aux liens intenses du transfert et du contre-transfert. Ils amènent ainsi celui qui faisait la guerre avec les autres à faire la paix avec lui-même, réalisant l'adage souvent répété mais jamais vraiment compris et accepté : charité bien ordonnée commence par soi-même. Rien de plus difficile que de s'aimer soi-même dans ses petitesses comme dans ses grandeurs.

L'état de choses que nous venons de décrire fournit déjà une explication assez substantielle du caractère conflictuel dont sont affligées les relations entre humains depuis l'aube des temps. Mais s'il n'y avait que cela, on aurait toujours pu espérer qu'avec une certaine dose de bonne volonté l'individu se serait graduellement éduqué et civilisé. Toutes les philosophies, toutes les religions n'ont-elles pas essayé de faire comprendre à l'homme qu'il doit se réformer lui-même, qu'il doit se reconnaître lui-même pécheur plutôt que de se poser en juge de ses semblables. Les Évangiles sont remplis de maximes de ce genre.
 
Pourtant on a l'impression que les guerres les plus meurtrières qui ont enflammé le globe ont été allumées par des mains chrétiennes.
Citons seulement les croisades, l'extermination des Indiens lors de la conquête de l'Amérique, les deux dernières guerres mondiales. Il est vrai que nos frères musulmans, eux aussi dignes fils d'Abraham, n'ont pas non plus été en reste à ce chapitre.

On doit cependant reconnaître que la morale prônée par les grandes religions, qui tentent depuis des millénaires d'arracher l'homme à la barbarie, trace déjà la voie qui peut l'amener à reconnaître son ombre personnelle et il serait inexact et injuste de prétendre que le message d'amour du christianisme n'a nullement transformé le cœur humain. Il reste tout de même que la morale traditionnelle ne permet pas de dépasser le champ relativement étroit à l'intérieur duquel la volonté consciente peut exercer son influence et imposer les règles de la raison.

Aristote admettait bien que la raison n'a pas un pouvoir despotique sur les passions, mais plutôt un rapport politique, une capacité de les influencer en leur proposant des objets de désir capables d'agir sur elles. Mais ce qu'il ne concevait pas et ne pouvait concevoir, c'est qu'il existe des pulsions qui échappent totalement à la lumière de la conscience et qui, moyennant un certain élargissement de celle-ci peuvent tomber sous sa sphère d'influence. Dans la perspective de la morale traditionnelle, l'inconscience était perçue comme une ignorance, et lorsqu'elle n'était en aucune façon volontaire, on l'appelait «ignorance invincible»: elle excusait alors de toute responsabilité.

Les choses se sont malheureusement quelque peu compliquées depuis une centaine d'années. En effet la curiosité exagérée des psychanalystes a été l'occasion de faire émerger, à côté des sept péchés capitaux, un nouveau péché encore plus grave que tous les autres, à savoir l'inconscience. 
 
Il faut sans doute voir là une conséquence désagréable de l'accroissement incessant des connaissances humaines : chaque nouvelle conquête élargit le champ d'application de notre responsabilité. Maintenant que la psychologie nous a révélé qu'il est possible, moyennant un certain effort de la volonté et avec l'appui de l'art psychothérapique, d'arracher aux ténèbres de l'inconscient des motivations qui nous étaient naguère inaccessibles, nous ne pouvons plus aussi facilement nous dérober derrière le paravent de l'ignorance.
 
À ce propos, Jung cite souvent cette adjonction apocryphe à l'Évangile de Luc (6,4):
Mon ami, si tu sais ce que tu fais, tu es bienheureux, mais si tu ne le sais pas, tu es un maudit et tu es un transgresseur de la Loi. 
 La connaissance de soi prônée par Socrate aurait ainsi été élevée du rang de simple vœu pieux à celui d'obligation morale. Peut-être même, pensait Jung, qu'elle est une condition essentielle à la survie de l'humanité, étant donné que les menaces les plus graves qui pèsent sur celle-ci n'originent plus de la nature extérieure mais des forces colossales de destruction qui sont désormais entre nos mains. Tel est l'avertissement solennel qu'il nous livre à chaque page de Présent et avenir.

Comme on l'a vu, les premiers pas sur la voie de cette connaissance de soi mettent l'individu en face de son ombre. Même si cette tâche est passablement pénible, elle ne fait que révéler ce qui se situe comme à l'entrée de la conscience, les problèmes qui nous sont simplement personnels, parce qu'ils se sont installés en nous par le fait de notre histoire familiale. L'ombre ne constitue pourtant qu'une entrée en matière:
 
L'ombre peut être pénétrée sans difficulté par une certaine autocritique en tant qu'elle est de nature personnelle. Mais là où elle est en question comme archétype, on rencontre les mêmes difficultés qu'avec l'animus et l'anima; en d'autres termes, il appartient au domaine du possible de reconnaître le mal relatif de notre nature, tandis qu'avoir un regard direct sur le mal absolu représente une expérience aussi rare que bouleversante. 
 
C'est pourquoi les exhortations de la morale traditionnelle peuvent jusqu'à un certain point amener l'homme à confesser ses propres fragilités, mais en ce qui concerne le mal cosmique, elles ne peuvent plus être de grande utilité. 

 

 

Extrait de l'article

"Les Racines de la Guerre"

de Raynald Valois

 (Blog "Autour de Carl")

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vendredi 17 juin 2022

Les rêves et l'ombre

 

Le meilleur livre que je connaisse sur le sujet :

 


 
Un livre de Dominique Charrière
psychologue des profondeurs ,
qui analyse dans les moindres détails 
le problème de l'ombre individuelle 
et de l'ombre collective...
ainsi que leur expression symbolique 
dans les rêves.
 
 
 
A lire et à relire...
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lundi 6 juin 2022

Face obscure

 



 
Dear Sir,

Dans les livres, vous pouvez apprendre beaucoup de choses 
sur la psychologie
 mais vous découvrirez vite que cette psychologie 
ne sert pas à grand-chose dans la vie pratique. 
 
Toute personne chargée de s'occuper des problèmes de l'âme 
devrait posséder une certaine sagesse de la vie, 
reposant non seulement sur les mots 
mais surtout sur l'expérience.

La psychologie telle que je la comprends 
n'est pas seulement un quantum de savoir, 
c'est aussi une connaissance de la vie.
 
Si tant est que l'on puisse inculquer une telle connaissance, 
ce n'est possible qu'à partir d'une expérience personnelle de l'âme humaine 
et cette expérience ne peut être acquise que par un enseignement personnel, 
c'est-à-dire individuel, et non collectif. 

En Inde, la coutume veut depuis fort longtemps que toute personne quelque peu cultivée 
ait un gourou, un guide spirituel qui lui apprenne, et à elle seule, ce qu'elle doit savoir. 
Tout le monde ne doit pas savoir la même chose, et le savoir en question 
ne peut jamais être transmis à tous de la même façon
C'est là ce qui fait totalement défaut dans nos universités :
la relation entre l'élève et le maître. 
Et c'est aussi ce dont devraient disposer tous ceux qui, comme vous, 
souhaitent recevoir une formation en psychologie.

Toute personne se sentant une vocation pour guider les âmes 
devrait d'abord se laisser guider par sa propre âme afin d'apprendre 
ce que signifie la rencontre avec l'âme humaine. 

Connaître la face obscure de sa propre âme est la meilleure préparation qui soit 
pour savoir comment se comporter face aux parties obscures des autres âmes. 
La simple étude des livres ne vous servirait pas à grand-chose, 
bien que ce soit aussi indispensable.
 
Ce qui vous aidera le plus, c'est de pénétrer personnellement
dans le secret des âmes humaines. 
Sans cela tout ne sera toujours qu'artifice intellectuel ingénieux, 
paroles creuses et discours creux.

Peut-être essayez-vous de comprendre ce que je veux dire dans mes livres; 
si vous avez un bon ami, essayez donc de regarder ce qui se trouve derrière sa façade 
afin de vous découvrir vous-même. Ce serait un bon début.

 
Sincerely yours, 

C.G. Jung
(Correspondance)
 
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dimanche 5 juin 2022

Interview de Marie-Louise Von Franz

 

 

Marie-Louise Von Franz nous parle de la psychologie jungienne

et de la nécessité de ne pas en rester aux mots,

mais de vivre intérieurement les processus décrits par Jung :


 

 Autre interview, plus longue, ICI

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jeudi 2 juin 2022

Dynamisme de transformation


 


 

La découverte la plus originale de l'oeuvre de Jung est sans doute l'existence dans l'inconscient humain d'un dynamisme de transformation.

Cette découverte, Jung en a d'abord fait l'expérience pour lui-même. Suite à la rupture de son amitié avec Freud, il se retrouva très isolé, et confronté à une grande solitude intérieure. Il traversa une crise importante, en proie à un grand flot d'images intérieures. Il vécut là une véritable confrontation avec l'inconscient, se retrouvant parfois aux limites de la santé mentale.

Il fit ainsi le constat que la souffrance (une dépression par exemple) ne revêt pas seulement des aspects négatifs, mais constitue souvent, à y regarder de plus près, une invitation au changement, à l'élargissement de nos horizons, une sorte de passage obligé à une métamorphose de la personnalité (un peu comme la chenille passe par la chrysalide avant de devenir papillon). L'inconscient se fait le maître d'oeuvre d'un processus de transformation capable de briser le cercle infernal de la répétition.

Il existe donc au sein de l'inconscient humain des forces d'auto-guérison et de transformation. Jung a nommé ces forces"organisateurs inconscients" ou "archétypes". Pour bien marquer que ces structures sont une caractéristique de l'humain, il parle d'"inconscient collectif".

A titre d'exemple, l'archétype pourrait se comparer à la structure de base d'un cristal, qui est la même pour tout cristal (système axial particulier), alors que chaque cristal est différent, tant par sa couleur que par sa forme. Tous les cristaux de neige sont différents, alors qu'ils présentent tous la même structure.

Les archétypes ou dynamismes inconscients peuvent constituer un recours, quand les structures personnelles font défaut (quand il y a eu très tôt dans la vie des carences importantes sur le plan affectif). Ils sont alors capables de réparer et de relancer. D'où leur intérêt clinique, auquel Jung s'intéressa beaucoup, ayant été amené, au cours de sa carrière de psychiatre, à soigner de nombreux cas difficiles.

Jung découvre donc qu'en se confrontant avec l'inconscient, le Moi se transforme. Il se produit une modification de la personnalité que Jung nomme "fonction transcendante", en prenant ainsi l'image d'une fonction mathématique. Cette fonction transcendante, nous la retrouvons à l'oeuvre en particulier dans les rêves, qui très souvent nous invitent au changement.

A la même époque, Jung se plonge dans d'anciens manuscrits alchimiques. Il est très vite frappé par l'analogie entre leur quête de transformation de la matière et cette notion de transformation qu'il constate à l'oeuvre dans l'inconscient.

"Cette curieuse faculté de métamorphose dont fait preuve l'âme humaine, et qui s'exprime précisément dans la fonction transcendante, est l'objet essentiel de la philosophie alchimique de la fin du Moyen-Age", écrit-il.  

"Elle exprime son thème principal de la métamorphose grâce à la symbolique alchimique. Il nous apparaît aujourd'hui avec évidence que ce serait une impardonnable erreur de ne voir dans le courant de pensée alchimique que des opérations de cornues et de fourneaux. Certes, l'alchimie a aussi ce côté, et c'est dans cet aspect qu'elle constitua les débuts tâtonnants de la chimie exacte. Mais l'alchimie a aussi un côté vie de l'esprit qu'il faut se garder de sous-estimer, un côté psychologique dont on est loin d'avoir tiré tout ce que l'on peut tirer : il existait une "philosophie alchimique", précurseur titubant de la psychologie la plus moderne. 

Le secret de cette philosophie alchimique, et sa clé ignorée pendant des siècles, c'est précisément le fait, l'existence de la fonction transcendante, de la métamorphose de la personnalité, grâce au mélange et à la synthèse de ses facteurs nobles et de ses constituants grossiers, de l'alliage des fonctions différenciées et de celles qui ne le sont pas, en bref, des épousailles, dans l'être, de son conscient et de son inconscient."

Il s'agit de retrouver le contact avec ce qui est capable de nous animer de l'intérieur. Les alchimistes parlaient, de façon imagée, de la pierre philosophale, de la fontaine de vie et les orientaux de la Fleur d'Or. C'est en fait de notre coeur vivant qu'il s'agit.

 

Nadine Bourneix