Qu'est-ce qu'un "Grand Rêve" ?
C'est un rêve qui n'est pas seulement personnel, c'est un rêve plus marquant que nos rêves habituels,
un rêve aux images fortes, qu'on ne peut s'empêcher de raconter...
parce qu'il est de ceux qui concernent tout le monde.
Je conduis notre voiture sur un chemin très humide, boueux, très étroit par endroit. Je dois vraiment me concentrer car à gauche il y a un fleuve et je pourrais tomber dedans. Plus loin, ce chemin devient pierreux, chaotique, et je ne me vois pas continuer avec la voiture…
Je suis apparemment près de la ville de Nantes. Je suis la voiture d’une voisine d’enfance qui elle a un 4X4 et qui peut se faufiler aisément sur n’importe quel terrain. Mais ne pouvant plus la suivre je décide de laisser ma voiture et de continuer le chemin en marchant.
Je regarde le fleuve sur la gauche et y vois une scène étrange, un engin guidé par un ouvrier essaye de récupérer dans l’eau une tête de Bouddha en terre. Il fait très attention pour ne pas la casser en la soulevant mais l’opération s’annonce périlleuse !
Un homme qui marche comme moi sur le chemin exprime tout haut son exaspération concernant la façon dont l’ouvrier procède pour sortir la tête hors de l’eau. Il risque de la casser.
Sur la droite j’aperçois une immense colonne en terre, comme un totem fait de l’accumulation en hauteur de plein de têtes stylisées, à l’africaine. C’est très beau et j’en déduis que la tête dans l’eau était le sommet de cette colonne/totem.
A ce moment là, la colonne penche, tombe et se fracasse sur un ensemble d’immeubles très modernes avec beaucoup de structures en fer. Ils sont détruits, la scène est violente, spectaculaire. Les gens autour de moi crient, sont choqués. Moi je suis interloquée, je mets la main sur ma bouche de surprise.
Cette scène se déroule tout près de moi et en même temps, j’ai l’impression que c’est éloigné, une impression étrange.
Il n'y a pas que les chercheurs qui se penchent actuellement
sur les rapports entre la situation générale et l'activité psychique des gens :
les scénaristes s'y mettent aussi !
Ce fut le phénomène télévisuel que l’on attendait pas en 2021. “En Thérapie”, piloté par Olivier Nakache et Eric Toledano,
a secoué le petit écran avec ses trente-cinq épisodes de trente minutes
chacun. Un format court et plutôt rare au milieu du règne des maxi
séries, mais qui a su séduire le public.
Pour rappel, le programme
explorait le traumatisme des attentats du 13 novembre 2015 au travers de
divers patients du psychanalyste Philippe Dayan, joué par Frédéric Pierrot.
Sur son divan Clémence Poésy, Pio Marmaï ou encore Reda Kateb ont chacun raconté leurs histoires de vie. (...)
Adapté de la version israëlienne BeTipul, “En Thérapie”
ne pouvait pas s’arrêtait là. Si la presse et les fans doutaient de
l’arrivée d’une saison 2, qu'ils se rassurent, il y aura bel et bien une
suite.
Une saison axée sur la Covid-19
Pas
facile de trouver un traumatisme plus impactant que celui des attentats
du 13 novembre. Six ans après les faits, les Français sont toujours
secoués par les événements de cette violente nuit. Mais entre temps,
bien d’autres cataclysmes ont bouleversé notre société. Depuis début
2020, le monde entier subit l'épidémie de Covid-19.
Pour certains, elle a
permis de faire le point, pour d’autres, ce fut un bouleversement
duquel ils ne sont toujours pas sortis. Dans le bureau du psychanalyste Philippe Dayan,
les patients se confronteront à leurs maux et leurs états d’âmes, suite
aux confinements, à la perte et à la menace d’un virus toujours
mystérieux pour beaucoup.
Promesse d'un nouvel espace de dialogue entre la psychanalyse et les
sciences sociales, l'entreprise du binôme propose d’explorer les
relations entre l’inconscient et l’histoire collective, d’observer
comment les rêves, voies d’accès privilégiée vers les sensibilités et
les imaginaires, recèlent aussi des traces du social et de
l'appartenance culturelle. Loin de relever du seul domaine de l’intime,
les rêves ne sont pas que la poursuite nocturne de notre réalité ou
l'ombre du jour : de manière plus ou moins palpable ils (re)construisent
le réel.
Entretien datant de mai 2020
(...)
Le projet de recueillir les rêves du confinement poursuit-il votre numéro La société des rêves paru en 2018 dans la revue Sensibilités ?
(...)
...cette collecte, bien sûr, s’inscrit dans une évidente continuité avec « La Société des rêves », ce numéro que j’ai coordonné avec le sociologue
Bernard Lahire– l’auteur de cette somme indispensable qu’estL’Interprétation sociologique des rêves
(La Découverte, 2018) -, numéro qui visait à montrer notamment que la
société ne s’arrête pas aux portes du sommeil pour faire place, en
quelque sorte, à l’intime, au plus intime, à ce qu’il y a de plus
individuel chez l’individu. En vérité, tout le social, toute la culture,
toute notre histoire collective aussi, s’invitent jusque dans les
tréfonds du psychisme, jusque dans les profondeurs les plus secrètes de
nous-mêmes. Et, par-là, travaillent souterrainement le statut, la
matière et les significations de nos rêves.
(...)
Quel rapport l'historien-anthropologue que vous êtes entretient-il au monde onirique ?
Je
crois qu’il faut peut-être rappeler aussi ceci : les rêves ne font pas
seulement que refléter la réalité, ils la construisent aussi d’une
certaine façon. Car les rêves, nous ne l’oublions que trop, sont aussi
des acteurs de l’histoire. Selon les lieux, les temps et les cultures,
leur performativité historique est plus ou moins palpable selon les
croyances qu’on leur associe. Dans l’Occident d’aujourd’hui, nous tenons
à affirmer l’existence rassurante d’une barrière étanche entre le rêve
et la veille, entre le nocturne et le diurne. Comme si nous tenions à
ériger un mur infranchissable entre l’imaginaire et le réel, et, par-là,
à mieux nous prémunir de « l’incertitude qui vient des rêves » (Roger Caillois). Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
Des
Grecs, par exemple, Nietzsche disait que, parce qu’ils croyaient aux
rêves, ils voyaient la vie éveillée s’animer d’un tout autre jour. Les
anciens Grecs se faisaient donc une toute autre idée de l’entrelacement
des rêves et du réel.
Bien des ethnologues ont donné également l’exemple
de groupes humains pour lesquels les rêves nocturnes s’insèrent
étroitement dans la trame de l’existence quotidienne. Par exemple, les
Indiens Mohaves, étudiés par l’ethnopsychiatre Georges Devereux : pour
eux, rien n’arrive jamais qui n’ait été auparavant rêvé par quelqu’un.
Dire ceci, c’est rappeler simplement que le rôle attribué aux songes
demeure toujours fonction de la culture d’appartenance.
Et il faudrait
méditer longuement ici ce propos de son ami Roger Bastide : « Le rêve nous paraît magique parce que nous ne savons plus ce qu’est le sacré ».
Quelles grandes tendances se dessinent de ces rêves de confinement ? Il y a des schémas de rêves récurrents ?
Soyons
clairs : dans les bribes de rêves qui nous sont parvenues jusqu’à présent, nous ne pouvons à ce stade que soupçonner quelques tendances de
fond, quelques courants de profondeur.
Je
suis d’abord frappé par plusieurs témoignages d’analysants, de gens qui
ont l’habitude d’être à l’écoute de leurs rêves et de les noter au
petit matin. Plusieurs de ces personnes me disent être réveillées
systématiquement au milieu de leur rêve, sans qu’aucun d’eux n’arrive
jamais au bout. Une autre m’a témoigné être très surprise du fait que,
depuis l’annonce du confinement, elle ne retient plus que des images de
ses rêves sans aucun lien ni narration associée. Une chose est sûre :
l’événement dans lequel nous sommes pris, si global et transgressif à la
fois, renforcé par l’expérience du confinement, ont bouleversé en
profondeur la vie habituelle des rêveurs.
Pour l’instant, il y a
bien sûr quelques thématiques dominantes : Elizabeth Serin a noté
l’importance des questions relatives aux soins, aux distributions de
masques et de médicaments, aux difficultés des interventions
hospitalières (quoiqu’il y ait aussi des rêves de sauvetage in
extremis). Elle a souligné plus généralement l’importance des rêves de
contamination et d’hospitalisation, comme de ceux portant sur la
solitude des mourants et les deuils impossibles qui suivent la mort de
proches privés de notre présence. Elle a repéré aussi – fait très
intéressant pour l’historien – la présence, chez les représentants d’une
certaine génération, de rêves de contamination sexuelle dans lesquels
le Covid-19 semble comme un après-coup de l’époque où est apparu le
sida.
Les premiers temps
surtout, on a pu constater aussi l’importance des rêves de pénurie, de
panique collective, de rixes aussi. Je ne saurais dire à ce stade s’ils
perdurent. Je vois poindre en ce moment une montée de rêves d’ailleurs
et de lointains. On aspire au plaisir des bains de mer, à la solitude
des cimes montagnardes, aux libres promenades en forêt…Ou mieux : à
s’envoler vers quelque île paradisiaque, restée miraculeusement protégée
de la pandémie.
Mais ces confins sont aussi parfois tout près de chez
nous : aller librement au marché, acheter ce que l’on veut où on veut,
boire un verre en terrasse, dîner au restaurant, voilà qui suffit à
alimenter nos rêves de liberté retrouvée. Et puis, en matière d’échappée
belle, il y a, nous disent les psychanalystes de notre entourage, une
certaine recrudescence des rêves érotiques comme substituts à l’angoisse
du moment – même si l’on nous envoie peu de récits de ce type pour la
collecte, du fait d’une certaine inhibition, semble-t-il, à communiquer
ces rêveries-là. L’époque serait-elle plus puritaine ou pudique qu’elle
ne se l’avoue ? Je le crois volontiers.
Quelle influence ce confinement aura-t-il selon vous sur notre psyché ? Est-il seulement possible de prévoir ici ?
L’atmosphère
mentale dans laquelle nous sommes depuis plus d’un mois a quelque chose
de proprement surréel. Que la réalité outrepasse la fiction à ce point,
c’est un fait rarissime. Nous n’aurions probablement jamais cru que
trois milliards et demi de personnes puissent être confinées dans le
monde en l’espace de quelques semaines… Et je ne serais pas surpris
qu’un tel événement puisse en quelque sorte libérer les imaginaires des
bornes qui étaient leurs il y a quelques semaines encore.
On
peut penser qu’un tel événement puisse donner lieu chez beaucoup de
gens à l’avenir, chez les plus angoissés notamment, à un foisonnement de
rêves de chaos et de mouvements de panique, à des cauchemars de fin du
monde, d’effondrements de civilisation …
Mais à ce pôle "infernal"
pourrait s’adjoindre chez d’autres, voire les mêmes, un pôle qu’on
pourrait dire "édénique" (lui-même en constante métamorphose), où les
rêveurs auraient au contraire besoin de se rêver à l’abri, ailleurs, au
loin, dans quelque paradis perdu, vierge de tout coronavirus, ou, plus
simplement encore, le besoin de se réfugier dans la nostalgie de
l’autrefois, dans cet « avant » d’autant plus fantasmé qu’on ne le
reverra jamais comme tel…
Mais voilà : je ne suis qu’un historien ; le futur n’est pas mon métier.
Cette nuit, j'ai rêvé que je voyageais vers la lune sur un oiseau à tête de chat.
Cette nuit, j'ai rêvé que je jouais du violon avec une tong en guise d'archet.
Cette nuit, j'ai rêvé qu'une danseuse voulait me payer pour baby-sitter son pangolin.
Un rêve, c'est absurde.
Mais alors un rêve confiné, c'est carrément
lunaire.
Vous n'avez pas remarqué ?
Durant le confinement, on se
souvient mieux de ses rêves
et ils prennent des formes encore plus
bizarres,
comme un sas de décompression.
Et pour mieux vous en rendre
compte,
la dessinatrice Laura Disegna les dessine.
Depuis le début du confinement, elle a remarqué
qu'un rêve sur trois qui
lui est envoyé concerne de près ou de loin le sujet.
Elle en a reçu
200, et tous les 3 jours,
elle en publie 1 sur son compte Instagram.
Ça
donne des petits choses aussi drôles que poétiques,
aux airs de Dali,
aux couleurs de Magritte.
Et oui, quand vous rêvez, vous êtes un peu
artiste.
La mort d'un proche peut renvoyer à l'angoisse de l'abandon : on
craint de perdre un ami, un membre de la famille... par exemple à cause
de tensions. Dans notre contexte, ce genre de rêve est particulièrement
fréquent, selon Tristan-Frédéric Moir.
"Face à l’épidémie, nous
nous trouvons confrontés à une angoisse de mort. Elle vient nous
rappeler à une réalité implacable ; nous sommes tous mortels et, même si
le terme naturel peut être lointain pour beaucoup, la mort peut
survenir brutalement, touchant nos proches ou nous-même. Le virus nous
rappelle à cette donnée pour que nous ne l’oubliions pas. Les rêves qui
mettent en scène cette notion peuvent nous rappeler que chaque instant
que nous vivons est un moment précieux qu’il faut vivre intensément en
n’oubliant pas que la vie est éphémère. Peut-être est-il important alors
de prioriser certaines choses à d’autres".
L'enfermement
Le confinement a pu réveiller des angoisses d’enfermement, ou une
claustrophobie. "Cette angoisse peut être en résonance avec notre
enfance, si nous avions le sentiment d’être cloitré dans le cadre
familial et/ou d’être privé de beaucoup de liberté, nous indique le
spécialiste du langage du rêve. De façon plus contemporaine, si nous
vivons avec quelqu’un qui serait demandeur de beaucoup d’attention ou
étouffant, ce sentiment peut être d’autant plus fort par le ressenti
d’emprise que nous aurions vis-à-vis de la personne avec laquelle nous
sommes confinés".
En outre, selon le psychanalyste, ce sentiment a
pu être davantage exacerbé si le confinement s’est déroulé dans un
appartement assez exigu avec conjoint et enfants. "Ces derniers peuvent
se révéler de véritables tyrans si le cadre était assez laxiste
précédemment. Inconsciemment, ils peuvent être perçus comme des virus
qui nous rendent malades, nous étouffent et qui vont finir par avoir
notre peau".
Je suis envahi d'insectes
C’est le symptôme typique de la peur du virus, selon le spécialiste.
"Surtout si les insectes sont noirs : ils représentent des parasites. Ça
peut être une visualisation symbolique du virus. Si les insectes
tentent d’entrer dans votre maison pendant le rêve, c’est qu’il y a des
formes extérieures qui peuvent vous menacer".
"Les rêves
d'intrusion peuvent être liés à la peur de l'infection, la maison étant
la représentation symbolique du moi psychique. C'est la peur du dehors,
de l'extérieur hostile et de la pénétration psychique".
Attention,
petite nuance à connaître. S’il y a un seul insecte dans votre
cauchemar, cela ramène à un inceste, "mais uniquement si l’insecte
apparaît comme menaçant", ajoute l’expert.
Je suis dans le noir
"Les rêves d’obscurité font référence au manque de visibilité auquel
nous sommes tous soumis en ce moment. Nous ne savons pas où nous allons,
ni quand va se dissiper la pandémie. Nous sommes tributaires de nos
dirigeants et des « savants » qui décideront de notre totale remise en
liberté", interprète Tristan-Frédéric Moir.
Je rêve que je n'ai pas mon attestation
"Certains font des rêves qui les mettent en situation d’absence de la
fameuse attestation de sortie dérogatoire lors de contrôle. L’angoisse
qui s’ensuit est relative à un sentiment d’illégitimité. De façon
générale, c’est un doute d’identité qui est symbolisée le plus souvent
par l’absence de papiers d’identité ainsi que la manifestation d’un
Surmoi trop fort (les policiers, les contrôleurs) donc, d'un déficit du
Moi. Ces conditionnements nous entravent dans l’affirmation de
nous-même, dans nos déplacements et notre liberté", note le spécialiste.
Je suis poursuivi
Ce stéréotype de rêve revient dans une grande partie de la
population, note Tristan-Frédéric Moir. "Ce sont des souvenirs qui
reviennent et mettent en scène des angoisses qui vous rattrapent. Avoir
les jambes qui refusent d’avancer est synonyme d’angoisse. Cela vient
principalement de l’enfance, mais ce rêve peut aussi se présenter chez
une personne harcelée dans son travail".
En outre, ce rêve est
également récurrent chez les femmes ayant subi une agression sexuelle,
semble-t-il. "Quand un homme lui court après dans la réalité, elle peut
le ressentir comme une menace".
Si vous êtes concerné par ce
rêve, il faut en rechercher les causes. "Je conseille à la personne de
se retourner pour voir qui ou quoi la poursuit, préconise le
psychanalyste. L’idée est de se programmer avant de dormir, pour se
retourner pendant le rêve. Face à des rêves de type cauchemardesque,
j’invite les personnes à se suggestionner pour agir différemment dans le
rêve".
J'ai perdu mes dents
"On entend souvent que ce cauchemar est associé à la mort d’un proche.
C’est faux, clarifie l’expert. Ce type de rêve est davantage lié à une
perte de vitalité ou à un grand stress. Autrefois, lorsqu’on avait une
mauvaise hygiène de vie, cela se voyait sur nos dents. Inconsciemment,
ce n’est donc pas pour rien qu’on fait ce rêve. Il peut signaler une
période de stress et de surmenage".
Je suis perdu et je ne retrouve plus mon chemin
"Ce rêve peut être le symptôme que l’adulte manquait de codes durant
l’enfance. Ses parents ne lui ont peut-être pas inculqué suffisamment
de clés et de codes pour évoluer dans la société", interprète le
spécialiste.
"Si vous êtes perdus dans un labyrinthe, cela peut
aussi signifier que vous errez dans un milieu sans savoir qui vous êtes
réellement. Vous doutez sur vous-même et sur votre propre identité. Vous
vous infligez trop d’interdits dans votre tête. Vous ne vous sentez pas
légitime par rapport à vos propres désirs, une signification semblable à
celle du rêve dans lequel vous n’avez pas votre attestation".
P.M.Et donc le propos de ce numéro de Sensibilités, c’est l’histoire sociologique des rêves. Mais pourquoi ?
H.M. Parce que les sciences sociales ont quelque chose
d’important à dire sur les rêves. Sur leur imprégnation par le social
(les inégalités, les ambitions, les frustrations, les dominations
sociales qui s’y expriment). Or ce n’est pas très connu. On en sait
beaucoup plus long sur l’histoire des interprétations savantes, du type
psychanalytique ou, plus récemment neuroscientifique…
P.M.Et avant, ce qu’on connaît bien aussi comme
“interprétations savantes des rêves”, ce sont les présages liés aux
religions, c’est ça ?
H.M. On parlerait plutôt des interprétations populaires
des rêves, ce qu’on appelait la tradition des “clefs des songes” :
quand on reconnaît tel ou tel symbole, qu’est-ce que ça veut dire ?
Qu’est-ce que ça signifie, quel est le présage qu’il faut lire dans tel
ou tel moment du rêve ? Tout cela, on connaît assez bien, et depuis
assez longtemps. Grâce notamment aux travaux dirigés par l’historienne Jacqueline Carroy,
grande spécialiste de l’histoire des rêves.
Mais pour Bernard Lahire,
les sciences sociales, c’est-à-dire la sociologie, l’histoire et
l’anthropologie, ont d’autres choses à dire sur le rêve. Il y a des
couches de signification du rêve qui ne sont travaillées ni par les
psychanalystes ni par les neuroscientifiques. Donc il faut que les
sciences humaines s’approprient elles aussi les rêves comme objet
légitime d’enquête.
Il s’agit non plus de tourner autour du rêve, mais d’entrer dans le
rêve, dans la fabrique même du rêve, et de se risquer à une
interprétation sociologique, anthropologique, historienne, du rêve. Ne
pas seulement rester sur le pourtour en quelque sorte. Se demander :
qu’est-ce qu’un rêve dit de la société, des groupes sociaux, des
dominations sociales, des inégalités sociales, des propriétés sociales
(et pas seulement familiales) du rêveur ? Qu’est-ce qu’un rêve dit de la
culture même à laquelle il appartient, de ses valeurs, de ses mythes,
de ses modes affectifs, de sa culture sexuelle par exemple ? Qu’est-ce
qu’un rêve enfin dit de l’histoire passée, du sujet rêvant et de
l’histoire collective qui l’a fait tel qu’il est ? Bref, comment
l’histoire, la sociologie, l’anthropologie peuvent-elles s’emparer du
rêve pour en faire un matériau scientifique à part entière pour les
sciences sociales ?
Et là-dessus il n’y a pas grand chose. Il y a bien eu quelques
expériences dans les années 1970, et quelques précurseurs mais,
globalement, il n’y a pas grand chose. Ce n’est pas une Terra Incognita
absolue des sciences humaines, mais quand même. Bernard Lahire a
vraiment poussé très loin ce geste dans son livre, d’autant que c’est
une enquête de vingt ans, à la fois théorique et empirique. Car un
second tome va paraître, riche de nombreux témoignages de rêveurs. Et,
de ce point de vue, notre numéro est une sorte d’excroissance, si l’on
peut dire, de ce livre. Même si on trouve en son sein bien d’autres
voix, des approches plurielles.
P.M.Oui, vous avez notamment diversifié les disciplines, c’est cela ?
H.M. Oui, mais aussi les espaces géographiques ; il y a
une enquête sur les rêves de la jeunesse à Santiago du Chili, une
enquête sur les rêves dans le monde kanak… Il y a aussi toute une étude
dans la revue sur les songes autobiographiques au Moyen-Âge, une autre
sur les rêves politiques au XIX° siècle, on approche aussi les rêves des
colonisés dans les colonies britanniques… L’un des projets fondamentaux
de la revue Sensibilités, c’est justement de sortir des
carcans disciplinaires et de dire qu’au fond les sciences humaines
partagent un même langage. À chaque fois, selon qu’il s’agit d’un
historien ou d’un politiste, d’un anthropologue ou d’un psychologue, ce
n’est qu’une manière particulière d’entrer dans l’interprétation des
rêves, d’un fantasme, d’entrer dans l’étude de l’imaginaire. Ce sont là
autant de portes d’entrée. Mais si on s’enferme dans sa discipline, au
bout d’un moment, on finit par ne plus voir ce qu’on ne sait pas. On
sature tellement le thème de recherche depuis notre propre et seule
discipline qu’on ne voit pas tout ce qu’on laisse au pourtour, aux
marges, dans l’angle-mort.
L’idée c’est donc de croiser ici toutes ces dimensions-là,
mais en mettant en valeur chaque fois la dimension collective du rêve,
en tentant de voir comment ce qu’il y a de plus social et collectif
s’insinue jusque dans le plus individuel. Car a priori, on tend
à penser le rêve comme ce qu’il y a de plus individuel dans l’individu,
de plus subjectif. On a en quelque sorte l’impression que la société
s’arrête aux portes du sommeil. Eh bien non…
P.M.Il y a le fantasme : vous pourrez m’enfermer, mais vous ne pourrez jamais prendre mes rêves
H.M. Absolument, vous n’y aurez pas accès, c’est ma
prison. Mais en fait, à l’intérieur de nous-même, le rêve est travaillé
par des problématiques sociologiques en permanence. On emmène dans nos rêves nos conflits avec nos patrons, ou avec nos collègues,
ainsi que des frustrations sociales par rapport à nos ambitions,
professionnelles par exemple ; on emmène aussi des faits de génération,
parce que les rêves diffèrent profondément d’une génération à l’autre,
étant donné que ce ne sont pas les mêmes censures, les mêmes interdits,
les mêmes tabous, etc.
Parce que le sociologique, ce n’est pas seulement l’appartenance à
tel groupe social, classe laborieuse ou dirigeante, ce sont aussi les
appartenances genrées et sexuelles : quelles sont mes préférences
sexuelles et qu’est-ce qui s’en transporte, s’en dit dans mes rêves ? Ce
qu’il faut au fond, c’est commencer par distinguer l’ensemble des
appartenances du sujet en question (le rêveur). Pas seulement
socioprofessionnelles, mais territoriales, religieuses, sexuelles,
générationnelles aussi, ou encore s’attarder sur la langue dans laquelle
il rêve, parce qu’on ne rêve pas de la même façon dans toutes les
langues, etc. Bref, il y a plein de choses à traquer dans le rêve pour
les historiens, les anthropologues et les sociologues. Même si c’est
tout sauf un sujet facile d’approche, tant tout ici est fugace, fragile,
incertain.
Ce n’est pas une agression à l’égard de la psychanalyse que de dire tout
cela. Nous sommes tous marqués par la psychanalyse et si nous sommes
venus travailler sur le rêve, c’est bien parce qu’il y a eu une
interpellation de la part de la psychanalyse à l’endroit des autres
sciences humaines. En revanche, nous disons “Attention à ne pas répartir les tâches un peu trop facilement” :
ce qui serait a priori du subjectif relèverait des sciences de la
psyché, de la psychanalyse, la psychologie, la psychiatrie, et puis
après les neurosciences, tandis que ce qui a trait au collectif, au
groupe, aux masses concernerait les sociologues, les politistes, les
historiens, les économistes, etc. Mais en fait, ce que nous souhaitons
rappeler, c’est que le collectif, il est là jusque dans le plus
individuel, le plus intime. Et donc une des grandes ambitions du numéro,
c’est bel et bien de sortir du divorce entre le psychologique et le
sociologique, lequel coûte beaucoup aux sciences humaines. Il faut au
contraire travailler selon nous à leur intersection et sortir une bonne
fois de l’opposition factice entre individu et société.
(...)
Au cœur du rêve
P.M.Alors, donc, quand on étudie sociologiquement les rêves, qu’est-ce qu’on découvre, finalement ?
H.M. Eh bien, déjà, on découvre des choses… Citons dans le numéro, par exemple, un article très précieux de Peter Burke,
un très grand historien anglais, qui a remarqué la très forte
pénétration du politique dans l’univers onirique des hommes et des
femmes du XVII° siècle en Angleterre. Les deux grandes révolutions
anglaises s’invitent au plus intime, dans les rêves des sujets
britanniques. Et il constate ici, plein de bon sens, qu’on ne peut pas
les interpréter en ramenant sans arrêt la figure du roi à la figure du
père, ce qu’aurait tendance à faire l’approche psychanalytique. Le roi,
dans les rêves, est parfois un roi. Bel et bien. Il faut prendre garde
quand on est historien du rêve à ne pas opérer cette réduction
familialiste constante et très freudienne, à ne pas puiser dans ce qu’on
pense être un répertoire universel de symboles, mais rester attentif,
au contraire, à la polysémie historique et culturelle des symboles.
Il n’est pas interdit de penser que tous les objets allongés ne se
réduisent pas, en tous lieux et en tous temps, à des symboles uniquement
phalliques. Comme vous savez, la grande thèse freudienne, c’est que le
rêve est toujours l’expression déguisée de désirs sexuels refoulés. Sauf
qu’il y a toujours chez lui la volonté de trouver, comme le regrettait
Wittgenstein, une clé unique à même d’ouvrir le sens de tous les rêves
et une tendance nette au pansexualisme, même s’il s’en défendait.
Je crois aussi qu’il faut prendre garde à la réduction familialiste
permanente, c’est-à-dire au fait qu’en psychanalyse, finalement, toutes
les figures sociales du rêve (les patrons, les collègues, les ouvriers,
les rois, les clowns, que sais-je…) soient sans cesse rabattues vers le
père, la mère, le frère, la sœur, etc. Bref, systématiquement ramenés
vers la cellule familiale. Comme si dans un rêve ne pouvaient pas
exister des figures sociales qui sont ce qu’elles sont, en quelque
sorte. Le patron peut être un patron dans un rêve, sans être
nécessairement un père ; un collègue n’est pas forcément à ramener à la
figure du frère ou du beau-frère qu’on aime ou déteste ; une femme qu’on
désire à la figure de la mère ou de la sœur, etc. Très souvent, il est
vrai qu’on peut l’y ramener. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ça, cela
me paraît très important. Éviter le systématisme de ce genre
d’explication. Et par là le forçage du sens.
L’exemple le plus clair, c’est sans doute le livre Rêver sous le III° Reich, de Charlotte Beradt,
juive, communiste, une proche de Hannah Arendt sans être une
intellectuelle à proprement parler. C’est pour résister au nazisme,
dira-elle plus tard, qu’elle a collecté dans les années 1930 près de 300
rêves d’Allemands issus de toutes les couches sociales, allant des
rêves de femmes de ménage jusqu’à ceux de grands patrons, dans un panel
sociologique très riche. Il y a évidemment de grandes différences entre
ces rêves, mais il y a aussi des constantes particulièrement
intéressantes. Et ce que ces rêves signalent avant tout, c’est la lente
disparition des frontières du public et du privé. La grande angoisse de
ces rêveurs, ce sont par exemple les murs des maisons qui s’effondrent,
l’impression d’être toujours sur écoute, la crainte d’être arrêtés pour
des comportements non-conformistes, des choses comme ça. On voit
bien comment la terreur hitlérienne, comment la situation politique de
l’Allemagne nazie entre 1933 et 1939 finit par s’inviter aux creux des
rêves, par s’inscrire jusque dans la matière onirique et par influer sur
la structuration même du rêve chez ces individus angoissés, sinon
terrorisés par ce qu’ils vivent sous le III° Reich. On voit donc ici là encore comment du politique peut s’insinuer jusqu’aux tréfonds psychiques des individus.
Voilà les premières choses que l’on remarque. Alors toute la
difficulté, pour nous historiens, pour que ça soit véritablement
signifiant, c’est qu’on ne peut pas seulement se baser sur un rêve, il
faut essayer de trouver dans les archives ou dans nos sources des séries
de rêves, séries qui vous renseignent sur l’existence de thèmes, de
figures sociales, d’événements historiques redondants… Pour revenir à
aujourd’hui, il serait peut-être intéressant par exemple de voir
jusqu’où la problématique écologique aujourd’hui – du besoin de nature
jusqu’aux angoisses de fin du monde – s’invite dans nos rêves beaucoup
plus qu’autrefois. Je parierais volontiers là-dessus, alors que d’autres
problématiques, celle du Diable sans aucun doute, ont largement disparu
de nos rêves aujourd’hui.
Il existe donc des figures récurrentes dans nos rêves, qui sont comme
des symptômes d’anxiétés typiques d’une époque… Et qui préparent
peut-être aussi des “névroses d’époque”, des troubles psychiques
caractéristiques d’un temps ou d’un groupe culturel ou d’un groupe
social. Pour être plus précis, il faudrait faire ici un détour par tout
un champ d’étude qui s’appelle l’ethnopsychiatrie, héritière des travaux
de Georges Devereux…
P.M.Pour laquelle ce ne sont pas les mêmes névroses selon les latitudes, on peut le dire comme ça ?
H.M. Voilà c’est ça, ni les mêmes noms, ni les mêmes
formes, ni les mêmes soins. Le danger, ici, c’est l’universalisation
abusive. C’est notamment de partir des nosologies de la psychiatrie
telle qu’on la pratique et la connaît aujourd’hui en Occident, de partir
de catégories médicales qu’on considèrerait universelles alors qu’elles
ne le sont pas. L’exemple typique, c’est peut-être celui du syndrome
post-traumatique.C’est une notion qui a été inventée après la guerre du
Vietnam, laquelle a vu presque un tiers des soldats revenir
traumatisés. Souvent dans l’après-coup d’ailleurs, pas tout de suite,
mais 5-6 ans plus tard. Avec des symptômes spécifiques : repli sur soi,
désocialisation, crises d’angoisses, cauchemars de reviviscence…
C’est alors qu’on a forgé cette notion de syndrome post-traumatique,
qui renvoyait bien sûr à tout un savoir sur les névroses de guerre,
mais qui n’existait pas avant comme tel, ou très différemment. Et
maintenant cette notion, à force de s’étendre, est déjà très différente,
puisqu’elle ne s’applique plus seulement aux anciens soldats, mais
aussi à tous ceux qui ont fait face à des catastrophes d’ampleur,
qu’elles soient naturelles (typhons, tsunamis, etc) ou humaines (type
Fukushima ou 11 septembre). Bref, elle renvoie à des expériences
traumatisantes liées à des situations de danger terrible pendant
lesquelles des gens ont réellement craint pour leur vie. Mais si on
applique ce concept étroit, psychiatrique et seulement psychiatrique, à
l’ensemble des individus des sociétés du monde, on laisse échapper des
spécificités culturelles et des névroses culturelles typiques qu’une
catégorie si englobante ne permet plus de voir. Et on applique une
méthode cathartique – la libération par la parole d’affects refoulés,
réprimés – qui n’est pas valorisée partout dans le monde, parce que dans
certaines cultures le partage public des émotions n’est pas valorisé,
accepté, donc libérateur.
En somme, ça pose la question de savoir ce qui est vraiment universel :
qu’est-ce qui est partagé par toutes les populations du monde et
qu’est-ce qui, au contraire, varie toujours du fait de la diversité
culturelle ?
Au cœur de l’humain
P.M.Et alors, qu’est-ce qui est universel ?
H.M. Est-ce qu’il y a des invariants ? Est-ce qu’il y a
un universel ou des universaux qu’on retrouve d’une culture à l’autre ?
Je crois pour ma part à l’historicité de presque tout et suis donc très
attentif aux variations culturelles d’une société à l’autre. Mais ce
qu’on me paraît retrouver dans toutes les cultures, c’est le contrôle
pulsionnel. Dans toutes les cultures, on apprend aux enfants à maîtriser
certains comportements, certains émotions, certaines pulsions
spontanées. Ce contrôle pulsionnel existe et se pratique partout et à
toutes les époques. En dehors de cela, et du seul fait qu’il existe, et
non pas, et c’est très important, de la forme qu’il prend, de ce sur
quoi il porte, tout varie partout, et dans de grandes proportions. Ce
qui existe, et je serais très freudien ou nietzchéen plus encore, ce
sont des pulsions, qu’on apprend à contrôler, qu’on s’efforce de
contrôler. Soit en le refoulant, soit en les sublimant.
Au-delà de ça, tout varie sans cesse. Mais, dans toutes les cultures,
il y a des comportements qui sont prohibés et d’autres qui sont
prescrits, des attitudes, des pensées, des affects qui sont soit
licites, acceptés, soit interdits, refoulés. Et ces lignes-là (qui
finalement travaillent les rapports entre le conscient et
l’inconscient), entre le prohibé et le prescrit, entre le licite et
l’illicite, varient selon les sociétés, varient selon les générations,
selon les milieux, etc. Ce qui va être l’objet d’une censure et d’un
refoulement ailleurs ne l’est pas nécessairement ici, et inversement.
Par exemple, on trouve dans la revue un article d’un historien
américain Erik Linstrum portant sur les rêves et les rêveurs dans les
colonies britanniques du premier XXe siècle. Y sont examinées des
grandes collectes de rêves faites durant les années 1920, en Océanie, en
Afrique, aux Indes, par une équipe formée par l’anthropologue et
fonctionnaire de l’empire britannique Charles Seligman, un passionné de
psychanalyse, qui voulait mettre cette dernière au service d’une
meilleure connaissance – et donc d’une meilleure administration – des
sujets colonisés de l’Empire britannique. Il espérait aussi par là
montrer l’universalité des thèses freudiennes – celle du complexe
d’Oedipe notamment.
Or ceux qui récupéraient les rêves des populations
locales se sont vite rendus compte qu’on ne retrouvait pas forcément
partout dans le développement de l’enfant à l’adulte les mêmes stades
décrits par Freud – les stades anal, oral et génital -, ou alors qu’on
ne retrouvait pas partout un semblable refoulement sexuel dans des
sociétés qui étaient parfois beaucoup plus libres sexuellement et où
l’éducation des jeunes était beaucoup plus permissive, bref, où on ne
voyait pas les mêmes tensions sexuelles s’exprimer dans le contenu
latent des rêves. Et ce, précisément parce qu’il n’y avait pas
d’interdits aussi pesants, pas les même tabous entourant le domaine
sexuel que dans l’Europe d’alors.
En revanche, ce qui est universel, c’est bien le fait que dans toutes
les sociétés, on apprend aux enfants à maîtriser certaines pulsions, à
les détourner ou à les canaliser. Après, quelles pulsions, jusqu’à quel
degré, dans quelle direction on les détourne, via quelles sortes de
sublimation… tout ça diffère profondément d’une société à l’autre. Mais
il n’y a pas une société où on n’enseigne pas à maîtriser ses pulsions
ou ses émotions, même si ensuite cet enseignement est toujours
culturellement orienté.
P.M.D’accord, et ces différences alors ? Ces
différences psychiques fortes, ces façons de ressentir et de dire ses
émotions, quelles sont-elles, dans l’histoire de notre propre culture
occidentale ?
H.M. Il y a eu par exemple beaucoup de travaux dans les
années 1920, 30 et 40 sur la vie affective et mentale des sociétés
d’autrefois. Par exemple, le très beau livre de Johan HuizingaL’Automne du Moyen-Âge, auquel fait écho un autre grand livre de Marc Bloch, La Société féodale,
tous deux mettant en exergue le fait que l’émotivité médiévale était
beaucoup plus forte que la nôtre, beaucoup plus expansive, parce que la
vie elle-même était beaucoup moins sécurisée, sécurisante, beaucoup plus
fragile et menacée qu’aujourd’hui en Europe. Les sautes d’humeur
étaient nettement plus brutales, on passait plus rapidement de grandes
joies à des grandes tristesses et de façon beaucoup moins contrôlée,
l’émotivité était plus paroxystique dans un sens ou dans un autre. Et la
rationalisation des comportements, la répression des émotions
spontanées, le réfrènement des pulsions, c’est quelque chose qui
historiquement est allé croissant au fil des siècles comme l’ont montré
un Lucien Febvre et, plus encore, Norbert Elias, qui a donné un nom à cette évolution : le processus de civilisation.
L’acmé de ce processus de régulation pulsionnelle et émotionnelle,
c’est sans nul doute la société victorienne, le comportement des élites
anglaises du XIX° siècle. Des moeurs particulièrement corsetées, des
conduites surveillées, de la gêne, de la pudeur, des émotions
particulièrement retenues. L’Anglais de la fin du XIX° siècle ne veut plus pleurer… Darwin, le grand savant britannique, en était d’ailleurs très fier.
Pour lui, la grandeur de l’homme anglais tenait notamment dans sa
capacité à ne plus pleurer, tellement il avait appris à ne pas pleurer, à
être fort et raisonné. Contenir, réprimer ses émotions est devenu un
impératif social, un moyen de distinction. Ce qui a pu déboucher sur des
conflits psychiques particulièrement aigus. Depuis le début du XX°
siècle, et surtout depuis les années 1960-70, on note une moindre
surveillance de nos émotions, une communication autour de nos émotions
beaucoup plus admise qu’autrefois. L’expression de ses émotions est
aujourd’hui beaucoup plus valorisée et souhaitée qu’auparavant. De là,
des profils psychiques très différents, d’autres structurations de la
personnalité. C’est ce que des sociologues hollandais comme Cas Wouters,
un ancien étudiant de Norbert Elias, appelle “l’informalisation des
conduites”. Nos moeurs sont plus relâchées, nos conduites moins
formelles, nos pudeurs moindres qu’à la fin du siècle dernier, en
matière sexuelle notamment.
Mais pour en revenir à l’émotivité médiévale, il ne s’agit pas du tout
de dire que les hommes du Moyen-Âge étaient des “barbares” ou des
“sauvages” qui ne savaient pas se maîtriser. Il s’agit simplement de
rappeler que les conditions de vie étaient telles, en termes de
mortalité et de mortalité infantile notamment, d’épidémies, de guerres,
de risques de pillages et ainsi de suite, que, au vu de cet
environnement social et politique instable, les régimes émotionnels
différaient, les cultures affectives étaient autres. On ne pouvait pas
avoir les mêmes attitudes à l’égard de la vie, à l’égard de la mort. De
sorte que l’historien se doit de retrouver ces autres univers mentaux et
affectifs en refusant à tout prix l’anachronisme psychologique.
Autre exemple, mis au jour par un chercheur anglais, qui travaille à
nos côtés pour la revue, même s’il ne figure pas au sommaire de ce
numéro : Thomas Dodman. Sa thèse portait sur un phénomène assez inouï,
qu’on appelait la nostalgie. Au début du XIX° siècle, dans les années
1840, chez les soldats français qui partaient faire la conquête de
l’Algérie, un mal s’est répandu à très grande vitesse qu’on appelait
justement “la nostalgie”. C’était une sorte de mal du pays,
particulièrement puissant, qui touchait avant tout les soldats venant de
régions enclavées, des Alpes, du Massif Central, des Pyrénées, et qui
mouraient, littéralement, du mal du pays une fois en Algérie. C’était
même contagieux, d’ailleurs, car au bout d’un moment les officiers ont
fini par séparer les individus atteints de ce mal pour ne pas qu’ils le
fassent passer au reste de la troupe. Et à la fin, ce qu’on appelait,
médicalement donc, la nostalgie, a fait autant de morts que le typhus et
la malaria chez les soldats qui partaient combattre en Algérie.
P.M.Quelle est l’explication de l’historien ?
H.M. Ça s’explique sans doute parce que ces gens-là
vivaient généralement dans un rayon de vingt kilomètres autour de chez
eux : nous sommes au début du XIX° siècle, avant la grande expansion des
chemins de fer, avant l’exode rural massif. Or, tout d’un coup, cet
arrachement culturel et territorial à ces petites communautés
chaleureuses de l’entre-soi a pu générer chez ces hommes des affections
psychosomatiques, des troubles importants, des souffrances d’abord
psychiques mais qui avaient très rapidement des répercussions
physiologiques graves, puisque, je le répète, ces maux débouchaient sur
une mort à proprement parler. Or, de ce que je sais, ce type d’atteinte
ne semble pas exister chez les soldats contemporains qui partent en
Afghanistan ou au Pakistan. Peut-être parce qu’il y a une plus grande
habitude du voyage, de l’éloignement, peut-être parce que l’attachement
au pays natal ou à la région est beaucoup moins fort qu’autrefois, parce
que les soldats actuels sont mieux préparés à l’expérience de ces
guerres lointaines… La vraie raison, si tant est qu’il y en ait une
seule, n’est pas connaissable. C’est comme un trouble d’époque, disparu
aujourd’hui : désormais le mot “nostalgie” a pris une toute autre
acception. Mais à l’époque, c’était une catégorie médicale, qui
désignait ce mal-là précisément.
P.M.Comment mouraient-ils ?
H.M. Ils dépérissaient. Au début on aurait dit une
sorte de dépression, une perte de goût pour l’existence, ce qu’on
appellerait, nous, une déprime mais, petit à petit, ces soldats ne
s’alimentaient plus, s’affaiblissaient, s’isolaient, le corps
s’atrophiait et finissait par tellement s’atténuer que mort s’ensuivait.
H.M. Je ne connais pas cette histoire, mais cela fait
fortement penser à un article du numéro signé par Anouche Kunth, une
chercheuse au CNRS qui avait fait sa thèse sur l’exil des Arméniens du
Cacause consécutif au génocide de 1915.
Elle a suivi de nombreuses destinées dans l’exil, puis les traces
laissées par ce traumatisme collectif au sein familles dans
l’après-coup. Ici, dans ce article, elle nous parle des “sommeils
blancs”, un phénomène qu’on retrouve également chez certains rescapés de
la Shoah. Ce qu’elle appelle ces sommeils blancs, ce sont des sommeils
sans rêve, sans fond. Des individus qui ont fait face à des peurs
tellement puissantes, à des terreurs tellement intenses qu’il pouvait
leur arriver de s’endormir d’un sommeil qu’on pourrait dire sans fond,
en tout cas sans rêves, comme s’ils voulaient/devaient échapper à la
réalité, à une réalité trop effroyable pour être soutenue, regardée en
face. Des sommeils si profonds que ces individus ont pu se réveiller
parfois jusqu’à deux voire trois jours plus tard, sans avoir la moindre
image, le moindre mot, la moindre explication à mettre sur ce qui s’est
passé dans l’intervalle : il n’y a rien.
Ce qui suggère un mécanisme de défense. Quand la frayeur, quand
l’effroi, quand des affects engagés par l’événement sont trop
paroxystiques, l’individu coupe littéralement via ce sommeil tout
rapport aux autres et au reste du monde… Comme si les affects pouvaient
être pétrifiés par cette faculté, comme si elle pouvait protéger le
psychisme d’un éclatement littéral… On est là vraiment aux abords de la
folie, à la jointure du rêve et de la folie. Enfin, du non-rêve et de la
folie, plutôt.
(...)
Ça ira mieux demain
P.M.Et aujourd’hui, qu’en est-il ? Vous vous dites, “Il faut qu’on les collecte, pour les historiens et sociologues du futur ?”
H.M. Bien sûr, si vous me demandez à moi, je vous
dirais qu’on n’en fait pas assez ! Heureusement que la psychanalyse a
encore un peu de poids, même si elle est en train de décliner du fait de
l’émergence des neurosciences et de leur poids toujours croissant dans
l’espace public. Car on voit encore des gens qui écrivent leurs rêves,
dans les cafés, le matin, précisément parce qu’ils sont en analyse.
Hélas, le développement d’autres formes de psychothérapie fait que cette
pratique commence un peu à disparaître. Enfin, sans doute pas partout.
Car je crois qu’aux États-Unis il existe des banques de rêves proprement
gigantesques. Après, il y a collecte et collecte. Il faut être très
précautionneux dans nos manières de collecter les rêves. Comme
l’expliquent notamment le sociologue Laurent Jeanpierre et les
psychanalystes Estaban Radiszcz et Pablo Reyes dans leur enquête sur les
rêves des adolescents chiliens contemporains, il faut accumuler des
informations précises sur les propriétés sociales des rêveurs, sur les
contextes même du rêve, sur les associations faites par les rêveurs,
etc. Dans l’absolu, il faudrait aussi savoir ce que le rêveur a vécu la
veille voire l’avant-veille… Parce que sans les associations du rêveur,
c’est souvent très compliqué de donner du sens au rêve.
Bernard Lahire, quant à lui, après le premier tome théorique de L’interprétation sociologique des rêves
dont on a parlé plus haut, prépare un second volume à partir d’une
matière empirique qu’il a lui-même suscitée, collectée minutieusement au
cours de longs entretiens avec des rêveurs. Bref, il faut ici beaucoup
de méthode et de patience. Surtout si on veut croiser les regards
disciplinaires comme ici, à la croisée des approches sociologique et
psychanalytique du rêve.
(...)
“La Société des Rêves” le numéro 4 de la revue Sensibilités, est paru aux éditions Anamosa.