mardi 31 août 2021

Rêves et Covid

 31 août 2021

 

 

La pandémie actuelle de coronavirus ne perturbe pas que nos journées, elle s'invite aussi la nuit. La Covid-19 on en rêve aussi, ou on en fait des cauchemars. Perrine Ruby est spécialiste des rêves à l'Inserm. Elle a étudié 7.000 témoignages depuis le premier confinement et elle est catégorique : le coronavirus a changé nos rêves.

L'angoisse et la peur ont d'abord augmenté le nombre de nos cauchemars

"Il y a eu un bouleversement des thèmes typiques des cauchemars, beaucoup de catastrophes naturelles, des fins du monde, des attaques d'extra-terrestres, de vampires…", constate la spécialiste. 

La privation de libertés a aussi beaucoup alimenté les rêves : "les contrôles d'attestation, la peur que l'attestation ne soit pas remplie correctement, la peur de la police".

Dans les rêves, peut-être à cause du télétravail, des gens se mettent à faire intrusion dans la vie privée. "Il y a des collègues qui sont à la maison, vous ne pouvez plus empêcher les gens de l'extérieur de rentrer chez vous. Il n'y plus aucune limite", explique Perrine Ruby.

Des souvenirs de l'avant-Covid

Dans beaucoup de rêves, apparaissent des scènes que l'on ne pouvait plus vivre pendant le confinement, "sont apparus des foules, des regroupements, des fêtes, des embrassades, une augmentation des rêves érotiques assez impressionnante".

"Les rêves ont montré que l'impact émotionnel était énorme", en conclut la spécialiste du sommeil. D'autres études internationales ont fait le même constat, des personnages masqués ou protégés par un plexiglass apparaissent désormais dans nos rêves.

Perrine Ruby est toujours en quête de nouveaux témoignages pour affiner son étude. N'importe qui peut témoigner à l'adresse suivante : https://sites.google.com/site/perrineruby/home.

 

Article ICI 



Ça n'arrive jamais que tout un pays soit dans le même contexte 
et dans une situation aussi différente que nos vies habituelles.
 C'était vraiment un terrain d'expérimentation particulier et intéressant 
pour voir comment tout cela est partagé à l'échelle du pays. 
En même temps, cette enquête va nous permettre de comprendre les rêves 
et voir comment ces rêves nous aident à mieux comprendre ce qu'on a traversé. 
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On a tendance à rêver de ce qu’on le vit. 
Et si le contexte devient plus anxiogène, 
il va s’incorporer dans le rêve comme le reste.
 
Il y a à la fois de manière très visible les domaines de la maladie, 
de la mort, de l’enfermement avec un côté cathartique. 
 
Et d’un autre côté, il y a des rêves qui sont très positifs, 
peut-être plus positifs que d’habitude avec la récurrence 
des thèmes de fête, de joie, de liberté et d’extérieur 
qui s’insèrent dans un phénomène de compensation. 
 

Perrine Ruby

 .

 

 


lundi 30 août 2021

Rêves de danger en période de Covid

 Lundi 30 août 2021

 

 

Ce ciel noir annonce un raz-de-marée

Rêve daté du 21/08/2020 

Identifiant AVXK4C

 

Je marche sur une immense plage, style « plage d’ Hollywood ». La mer est très loin. Je suis adulte et je marche avec une petite fille à ma gauche et une autre dame au loin devant nous (les 2 sont inconnues).

Tout à coup la mer se trouve au niveau de nos jambes, elle vient par notre droite à vive allure ! Je dis à l’enfant « Tu vas voir, ce ciel noir annonce un raz-de-marée ».

À notre gauche, le ciel de couleur gris foncé était comme tombé par terre. Puis  je me retrouve seule dans un blockhaus. Je suis au milieu de « la mer(e) en furie ! ! !

Ce bunker est une sorte de classe d’école. Je me vois assise à un bureau. Une enseignante au tableau, très belle et souriante, nous montre comment fonctionne un tsunami. Bien qu’étant dans ce refuge, je vois une cascade juste devant mes yeux, elle est énorme et effrayante.

Mais, je ne crains rien, je peux l’observer sans danger. Elle ne peut ni m’engloutir ni me détrôner, contrairement à la mer.

 

La rêveuse durant le rêve s’est sentie en totale sécurité, elle dit qu’elle « se sentait aimée, guidée, entourée, détendue, apaisée », elle vivait le moment présent. Au réveil elle a la certitude « que rien ni personne ne pourra l’atteindre, même pas la pire des catastrophes naturelles ».



Des avions larguent des bombes

Rêve daté du 16/08/2020

Identifiant H25YTR

 

Je suis dans une grande ville comme Bordeaux et je vois dans le ciel des avions de chasse type Rafale. Ils volent assez haut, par lots de 4 ou 5 avions regroupés et formant une figure géométrique. Soudain ils larguent des bombes et distinctement je les vois tomber, pour partie, sur la ville.

Vite je cherche à me réfugier dans un grand hall d’immeuble. Je suis avec une autre personne. Je suis angoissé mais dans le rêve je n’entends pas de détonations.

 

Le rêveur se dit inquiet de la situation internationale. Il éprouve de la peur durant le rêve et au réveil fait immédiatement le lien avec les menaces qui, pour lui, planent au-dessus de nos têtes.

 
 

Site cgjung.net

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Un chien un peu inquiétant

Nuit du 19 au 20 avril 2020 (premier cycle de sommeil)



Je suis dans une boutique vitrée. J'y suis seul, c'est le soir, la boutique est fermée, et il semble que je vais bientôt m'y coucher. L'ambiance est paisible, très paisible, et même un peu endormie sans doute. La nuit tombe au dehors. 

D'un coup, je réalise que deux chiens sont là. L'un des deux semble être un berger allemand de bonne taille. Je suis d'abord un peu surpris, puis un peu inquiet, car le chien pourrait être agressif, même si pour le moment il ne l'est pas du tout. Je le caresse, davantage dans l'intention de l'amadouer, au cas où, que par l'intérêt que je pourrais lui porter. Ses crocs sont particulièrement impressionnants.


Commentaires de Rémi (le rêveur)

 
J'ai d'abord pensé, peut-être à cause de la présence des deux chiens, que ce rêve était un écho du film que j'avais regardé la veille au soir, "Corps et âme", dans lequel les deux personnages principaux comprennent un jour qu'ils font les mêmes rêves la nuit. En y repensant ce soir, je me dis que cette boutique vitrée, dans laquelle je vais sans doute me coucher, est vraisemblablement une analogie de mon appartement de confiné du week-end, paisible et un peu endormi. 

Quant au chien, je ne sais pas ce qu'il représente, mais en tout cas, il est une menace potentielle, ou, pour le dire un peu différemment, il aurait le potentiel pour être une menace.

 


Un esquif de fortune

Nuit du 19 au 20 avril 2020, deuxième cycle de sommeil 


J'ai oublié le début du rêve. Je suis, avec deux autres hommes, sur un esquif de fortune, une sorte de radeau improvisé, sur une mer un peu agitée. Je semble être à la manœuvre, comme je peux. Nous redoutons et même attendons une tempête qui devrait arriver sous peu. Malgré la situation un peu précaire, je ne suis pas inquiet. Une épreuve nous attend, manifestement, mais je ne la redoute pas, ça va juste être un moment à passer. 

De grosses gouttes de pluie commencent à tomber. J'en profite pour déposer ma gourde (seul lien avec la réalité de veille) à l'avant de notre embarcation afin que la pluie la remplisse. Un des deux hommes propose que nous nous glissions, pour le temps de la pluie, sous une bâche épaisse et imperméable, ce que nous faisons. Je m'y sens à l'abri.


Commentaires de Rémi

Je suis bien en peine de dire quelque chose de ce rêve, sinon qu'il est très éloigné de mon quotidien, et que, à part la gourde, il ne se rattache à rien. Si je me retrouvais un jour dans une telle situation, il va sans dire que je serais bien plus inquiet que dans le rêve.

Au cours des heures suivantes de la nuit, j'ai rêvé de la situation actuelle, comme chaque nuit ou presque. Cette nuit-ci, il était question de masques, c'était assez obsessionnel, de masques que l'on pouvait laver et/ou repasser...

 

 Site Oniros


 

 

dimanche 29 août 2021

De l'individu menacé par la masse

 Dimanche 29 août 2021
 
 
 

 
 
La communauté d'un grand nombre 
possède une grande force de suggestion.
L'individu, dans la masse, est suggestible 
au-delà de toute mesure.
...
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La tendance expressément individualiste 
de la dernière phase de notre développement 
a eu pour conséquence un rebondissement compensateur 
vers l'homme collectif, dont l'affirmation autoritaire
 constitue actuellement le centre de gravité des masses.
 
Rien d'étonnant donc à ce que règne actuellement 
une atmosphère de catastrophe, 
comme si une avalanche avait été déclenchée, 
que personne ne peut plus arrêter.
 
L'homme collectif menace d'étouffer, 
d'engloutir l'individu, 
l'être humain pris à part, 
sur la responsabilité duquel repose pourtant 
toute l'oeuvre édifiée de main d'homme.

...

 


.

Lorsque le destin, durant quatre années entières, 
- une guerre que personne n'avait voulue - 
nul esprit pour ainsi dire ne songea à se demander ni ne se demanda
qui ou quoi avait au juste causé cette guerre et sa perpétuation.
 
Personne ne se rendit compte que l'homme européen était possédé 
par quelque chose qui le dépouillait de tout libre arbitre;
Et cet état de possession inconsciente se perpétue inaltérablement
jusqu'à ce que les Européens "tremblent enfin de leur ressemblance avec Dieu".
 
Or, cette métamorphose ne peut commencer que de l'individu isolé, 
car les masses sont des animaux aveugles, 
ce que nous devrions déjà savoir à satiété.
... 
.  
 
 Il fallut la guerre de 1914 
et les extraordinaires manifestations ultérieures 
d'un désarroi spirituel profond pour qu'on se mit à douter 
de l'équilibre mental de la race blanche.
 
Avant que la guerre de 1914 n'éclatât, nous étions certains 
que le monde pouvait être remis en ordre par des procédés rationnels. 
 
Or, nous avons maintenant le spectacle ahurissant d'Etats 
qui reprennent à leur compte l'antique revendication de la théocratie, 
c'est-à-dire d'un totalitarisme entraînant fatalement 
la suppression de toute liberté d'opinion. 

...

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 Car les religions anciennes avec leurs symboles cruels ou bons, 
ridicules ou solennels, ne sont pas nées d'un ciel serein 
mais ont été crées par et dans cette âme humaine, 
telle qu'elle fut de toujours et telle qu'elle vit en ce moment 
en chacun de nous. 
 
Toutes ces choses, par leurs structures de base, 
par leurs formes archétypiques, 
vivent en nous et peuvent à tout moment fondre sur nous 
avec la puissance destructrice d'une avalanche 
à savoir sous forme de suggestion de masse 
contre laquelle l'individu isolé est sans défense.

Nos dieux terrifiants ne se sont prêtés qu'à un changement de nom 
et leurs nouvelles appellations riment en -isme.
 
Quelqu'un aurait-il le front de prétendre 
que la guerre mondiale ou le bolchevisme 
avec leur cortège de catastrophes ont été
des trouvailles ingénieuses ?
 
De même que, extérieurement, nous vivons dans un monde
 où à tout moment un continent peut s'effondrer, 
un pôle se déplacer, une nouvelle épidémie éclater, 
de même intérieurement nous vivons dans un monde 
où un cataclysme comparable peut survenir 
sous forme d'idéologie
avec pour point de départ une idée, mais cette forme 
n'en est pas moins dangereuse et imprévisible. 
....
.
 
L'homme a effectivement toutes raisons 
de redouter ces forces impersonnelles 
qui siègent dans l'inconscient.
 
Nous nous trouvons dans une inconscience béate 
en ce qui concerne ces forces 
parce qu'elles ne se manifestent jamais, 
ou presque jamais, dans nos actes personnels, 
tant que nous sommes dans des circonstances normales.
 
Mais, par contre, si des hommes s'agglomèrent et forment une foule, 
alors le dynamisme de l'homme collectif se déchaîne 
- bêtes fauves ou démons qui dorment au fond de chaque individu -
jusqu'à ce qu'il devienne comme une molécule de la masse.
 
Au sein de la masse, l'homme s'abaisse inconsciemment
qui est toujours présent sous le seuil de la conscience, 
prêt à se déchaîner dès qu'il est excité et soutenu 
par la formation d'une foule.
...
.
 
Notre admiration pour les organisations colossales s'amenuise 
dès que nous entrevoyons l'envers de la médaille,
 qui est fait d'une accumulation et d'une mise en relief monstrueuse 
de tout ce qu'il y a de primitif en l'être humain, 
et d'une destruction inéluctable de son individualité 
en faveur de l'hydre qu'est, une fois pour toutes et décidément, 
n'importe quelle grande organisation.
...
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La société, éprouvant dans son ensemble le besoin de posséder 
une incarnation de la puissance magique, 
utilise pour véhicule l'appétit de pouvoir d"un homme 
et le désir de soumission des masses,
 créant ainsi la possibilité du prestige personnel.
...
.
 
 
 
 
 
La masse comme telle est toujours anonyme et irresponsable.
De soi-disant chefs sont les symptômes inévitables 
de tout mouvement de masse.
 
Les vrais chefs de l'humanité cependant sont toujours ceux, 
qui, méditant sur eux-mêmes, 
soulagent au moins le poids de la masse de leur propre poids, 
en demeurant consciemment éloignés de l'inertie naturelle et aveugle, 
inhérente à toute masse en mouvement.
 
Mais qui donc est capable de résister à cette puissance  attractive écrasante 
dans le flot de laquelle chacun se cramponne à son voisin,
tous s'entraînant les uns les autres ?
 
Seul peut y résister celui qui ne se cramponne pas dans l'extérieur, 
Mais qui prend appui sur son monde intérieur et y possède un havre sûr.
...
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C.G. Jung
"L'âme et la vie"

(De l'individu menacé par la masse)

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vendredi 20 août 2021

"Rêves de confins" (collecte de rêves)

Vendredi 20 août 2021


 
Tant qu'il n'est pas reconnu comme tel, 
un problème collectif prend toujours la forme personnelle 
et éveille, le cas échéant, l'illusion d'un certain désordre 
dans le domaine de la psyché personnelle. 

De fait, il y a du trouble dans la sphère personnelle, 
mais ce trouble n'est pas nécessairement primaire,
 il est plutôt secondaire par suite
 d'un changement défavorable de climat social. 

 La cause du trouble, par conséquent, dans un tel cas, 
il faut la chercher non point dans l'entourage personnel 
mais bien plutôt dans la situation collective. 
 
La psychothérapie n'a pas encore tenu assez compte 
de cette circonstance.
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C.G. Jung
"Ma Vie"
.
 
 
 
   

France Culture - 15 janvier 2021

 

Que disent nos rêves de la façon dont nous traversons l'histoire ? Il semble que notre actualité collective s'inscrive au plus profond de nos inconscients. Différentes entreprises de collecte et d'archivage tentent d'analyser ce rapport entre psyché et histoire, du IIIe Reich à la crise de la Covid.

Peut-on archiver l’inconscient en temps de crise ? C’est en tout cas la mission que s’est donné le Museum of London dans le cadre du projet "Guardians of Sleep" dont la collecte de rêves se termine aujourd’hui.   

Longtemps considérés comme une prédiction de l’avenir sous l’Antiquité avant d’être considérés comme une relecture du passé, les rêves nous renseignent surtout sur notre manière de négocier avec le présent.  

Plongée dans l’effroi du nazisme dans les années 1930, Charlotte Beradt avait collecté près de 300 rêves auprès des Berlinois, chefs d’entreprise, femmes de ménage ou petits commerçants. Elle y cherchait des parentés et des schémas, au-delà de la signification individuelle. Les rêveurs partageaient des schémas d’angoisse et de désir des types et des formes de rêves. Le sondage d’un climat inconscient, une enquête aussi, pour voir si les autres partageaient sa terreur grandissante.

 

 

 

Moisson onirique

Une autre collecte de rêve est en cours, 
pilotée par l’historien Hervé Mazurel et la psychanalyste Elisabeth Serin 
qui veulent saisir l’opportunité de rouvrir un dialogue 
entre les sciences sociales et la psychanalyse.
 
En explorant ces rêves collectés, le premier constat est flagrant : 
la contamination de l’espace le plus intime apparaît 
dès les premiers temps du confinement
 avec la fonction de nous aider à surmonter le changement le plus radical
 ou le saut dans l’inconnu, de voir aussi quels sont les outils 
que nous nous proposons pour le surmonter.
 
 Une moisson onirique recueillie à l’adresse : 
revesdeconfins@gmail.com, 
qui montre pour l’instant que le bouleversement
 nous atteint jusque dans nos rêves, 
des rêves qui constitueront grâce à ces enquêtes 
des archives pour l’histoire collective de demain.
 
...
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 Colloque du 22 mai 2021 (Bibliothèque Nationale de France) :
 
 
  
Lecture de nombreux rêves :
 
Entre 11 min et 26 min
Entre 53 min et 1h10
Entre 1h38 et 1h41
.
 
 
La période inédite ouverte en mars 2020 a profondément dérangé nos vies. 
Les rêves, libérés des cadres de pensée ordinaires, 
pourraient être une voie d’accès privilégiée pour comprendre ce qui nous arrive : 
c’est l’hypothèse formulée par certains chercheurs et artistes 
qui viennent à la BnF partager leurs découvertes. 
 
À la peur panique du printemps dernier, 
mais aussi aux utopies et aux désirs d’ailleurs, 
a succédé une angoisse diffuse, 
différente pour chacun selon son milieu, 
sa classe ou son caractère. 
Entre sidération et résignation demeure pourtant, 
tout au long de cette commune expérience du virus, 
l’effet des mesures sanitaires sur notre vie sociale et sensible. 
 
Nos rêves, ces carrefours de l’imaginaire, du social et du symbolique, 
en portent-ils la trace ? 
De quoi a-t-on rêvé depuis un an ? A-t-on rêvé autrement ? 
Le virus et les privations qui nous obsèdent hantent-ils également 
notre activité onirique ? 
Qui rêve de quoi en temps de confinement ? 
Et, en retour, nos rêves en disent-ils plus et mieux que nos discours
 sur nos façons de penser et de vivre en période d’épidémie ? 
 
 Ces questions, simples en apparence, intéressent particulièrement 
les sciences humaines et sociales. 
Plusieurs chercheurs, chacun de son côté et sans s’être concertés, 
ont en effet recueilli et analysé des récits de rêves 
pendant la période du confinement. 
 
La psychanalyste Elizabeth Serin et l’historien Hervé Mazurel, 
 animateurs d’un séminaire interdisciplinaire à l’Espace analytique, 
ont conduit la collecte « Rêves de confins » entre mars et juin 2020. 
 
L’anthropologue Arianna Cecconi et la vidéaste Tuia Cherici 
s’attachent aux rêves de confinement dans le cadre de leur travail 
sur la transmission du sommeil de la mère à son enfant à Marseille. 
Tous ont constaté à travers leurs travaux que les rêves peuvent éclairer 
ce que nous vivons collectivement, 
au-delà de la seule histoire individuelle du rêveur. 
 
 Les intervenants partageront avec le public des rêves, 
mis en voix par les comédiens 
Cédric Orain et Céline Milliat-Baumgartner, 
afin d’éclairer leur démarche et de tenter, 
à partir de ces bribes de vie onirique,
 une élucidation interdisciplinaire du « moment coronavirus ».
 

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jeudi 19 août 2021

L'amour comme antidote

 
 

 
 
Plus les individus sont désagrégés les uns par rapport aux autres, 
moins ils sont enracinés dans des relations stables, 
plus ils sont susceptibles de se raccrocher à l’organisation étatique, 
plus celle-ci peut se densifier et vice-versa. 
 
 (…)
 
La question des relations humaines et des rapports interhumains
dans le cadre de notre société est devenue un souci urgent
en face de l'atomisation des hommes "massifiés",
simplement entassés les uns sur les autres, 
et dont les interrelations personnelles
sont minées par une méfiance généralisée.
 
Lorsque les fluctuations du droit, l'espionnage policier et la terreur sont à l'œuvre,
 les hommes sont acculés à l'isolement et à n'être que des parcelles morcelées
ce qui cadre avec le but et l'intention de l'État dictatorial, 
qui repose sur l'amoncellement aussi massif que possible 
d'unités sociales impuissantes. 
 
En face de ce danger, la société libre a besoin d'un liant de nature affective, 
comme en sont un, par exemple, la charité ou l'amour chrétien du prochain. 
Mais précisément, c'est l'amour du prochain, l'amour de l'être proche, 
qui subit les plus grands dommages du fait des projections 
et du manque de compréhension qu'elles entraînent. 
 
C'est pourquoi il est du suprême intérêt de la société libre qu'elle se soucie, 
grâce à une compréhension profonde de la situation psychologique, 
de la question des relations humaines.
 
C'est de la relation d'homme à homme que dépend sa cohésion 
et par conséquent aussi sa force.
 Là où cesse l'amour, commence la puissance, 
l'emprise violente et la terreur.


Carl Gustav Jung 
"Présent et Avenir"

 .

 

 

 

(4) Une réalité irréelle

  


 

De 1933 à 1939, Charlotte Beradt recueille autour d'elle trois cents rêves d'Allemands. Ce sont, dit-elle, les journaux de nuit, l'atelier psychique du régime nazi, les fictions qu'inventent les petites roues pour se représenter, refuser ou (surtout) accepter leur engrenage dans le grand rouage totalitaire. Rites d'initiation, où les sujets se dégradent eux-mêmes en non-personnes. 

Pour célébrer le réveil allemand, un chef nazi a proclamé: «La seule personne qui soit encore un individu privé en Allemagne, c'est celui qui dort. Dès son réveil, chacun est un soldat d'Adolf Hitler.» Mais les rêveurs ne s'y trompent pas: plusieurs rêvent qu'il est interdit de rêver, qu'ils sont donc en train de commettre un crime.

Rêve de Juif : assis sur un banc peint en jaune, près de la corbeille à papier, je m'accroche moi-même autour du cou un écriteau: Si nécessaire je cède la place aux papiers. 

Autodérision surréaliste — si la réalité n'était encore plus folle: les bancs jaunes sont réellement les seuls permis aux Juifs, auxquels sont interdits aussi certains trottoirs, d'acheter des fleurs, d'avoir un chat, etc. Parfois, un rêveur se fait satiriste. Mais parodier un mot d'Hitler en absurdité, ce n'est jamais que le changer en ce qu'il est réellement... 

Rêves de sujets dévorés par le tout politique, marqués par l'angoisse de disparaître dans l'espace public. Toute communication y est surveillée, toute parole aliénée par le nouveau sens nazi des mots. Rêve: je ne peux plus parler seule mais uniquement en choeur avec mon groupe.  On pense souvent à Victor Klemperer, à sa Langue du Troisième Reich.

Que de rêves marqués par un délire d'observation paranoïaque, que toutes les pensées sont observées et surveillées, qu'on vit désormais dans des maisons sans murs! 

Les rêves le disent et le redisent: on ne peut y croire. Mais sans pouvoir rêver plus incroyable que le réel. 

Rêve: la SA fait irruption dans la maison et le poêle de cuisine se met à parler, c'est incroyable, il répète tout ce qu'on s'est dit en famille sur cet idiot de Goebbels, on nous arrête, mais on n'y croit toujours pas, cela n'est pas possible. Bientôt, l'impression d'irréalité sera courante aussi dans les camps. «Ce monde-là ne peut pas être réel.»

Ces rêves, rappelons-le, datent d'avant la guerre (le poêle mouchard est de 1933). Déjà, culpabilité générale. Même des blonds aux yeux bleus se rêvent coupables de... quelque chose. Le Service de surveillance des pensées, l'Institut d'installation d'écouteurs dans les murs savent quand on pense à Hitler. Fréquents: le regard inexpressif, les pas sonores et la marche droit au but des SA qui viennent vous arrêter pour crime de pensée

Comme dans La Colonie pénitentiaire, «la faute est toujours certaine». D'ailleurs, en rêve, chacun peut égaler Kafka. Lampes de chevet, pendules ou miroirs espionnent et d'une voix nasillarde de haut-parleur répètent mille fois: L'intérêt commun avant l'intérêt particulier.

Rêves

 Je cherche un numéro dans l'annuaire, mais par précaution je le cherche sous un autre nom que celui de la personne à qui je veux téléphoner. 

Je raconte une blague interdite, mais par précaution je la raconte mal, si bien qu'elle n'a plus de sens. J'envoie des aveugles et des sourds voir et entendre des choses interdites pour pouvoir prouver qu'ils n'ont rien vu ni rien entendu. 

Je parle russe (je ne le connais pas) pour que je ne me comprenne pas moi-même et que personne ne me comprenne si je parle de l'État.

Le rêve typique est de participation, de compagnonnage, de collaboration. De conservation. On y saisit sur le vif, dans le psychisme traumatisé, le désir d'accommodement qui fera de l'Allemand ordinaire un complice du Führer.

Rêves

Médecin, je suis le seul au monde à pouvoir soigner Hitler; honteux d'en être fier, je me mets à pleurer. 

Je me promène au zoo, Hitler apparaît, je veux lui dire que je suis contre les camps de concentration mais, comme représentant de «ceux qui font semblant de dormir», j'espère qu'il va m'ignorer et, en l'observant, je me dis, il n'est pas si méchant après tout. 

Je suis malmené par des SA, Hitler apparaît: Laissez-le, c'est lui que nous voulons avoir. Ils arrivent, je cherche une cachette, je me retrouve enfoui sous un tas de cadavres, bonne cachette, pur délice d'être sous ce tas de cadavres. 

Je ne dois pas toujours dire non.

Rêves de bruns, de laids, de grands nez (féminins surtout)

On me déchire mon certificat de race pure, je veux coucher avec un blond, mais personne ne m'écoute. Fritz, cheveux et yeux noirs, se bat avec un blond, c'est idiot parce qu'il est obligé de perdre.

Les rêves d'opposants sont les seuls qui soient longs, abondants, astucieux.  «Il me suffit de vouloir, me dis-je, et je m'en tire.» 

Les opposants sont aussi les seuls qui en rêve ne se parodient ni ne se dégradent. Les seuls à qui le monde ne semble pas irréel. Comme si de lui dire NON rendait au réel sa réalité.  

Admirable, un rêve de Sophie Scholl, recueilli par sa compagne de cellule, la veille de son exécution: dans la montagne, je porte un enfant pour le faire baptiser; soudain, devant moi, une crevasse, j'ai juste le temps de déposer l'enfant avant de tomber dans le précipice.

On considère à part les rêves de Juifs, bien sûr. La plupart, avec leur honte d'aimer encore la langue ou les chansons allemandes, leurs passeports soudain périmés, leur égarement à la recherche d'une maison, d'une rue, d'un pays où les attendent des «bureaux de vérification de l'honnêteté des étrangers», des écoles de langue interdite aux Juifs, ces rêves plaident encore, pathétiques, espérant, mais dépassés, pour la suite du monde. 

Même au génie prémonitoire du rêve, il fut impossible de figurer la Shoah.

 

Jean Larose 

(2010)

 

 

mardi 17 août 2021

(3) Rêves et totalitarisme

 

 

Nazisme et rêves


« Que sont ces temps où parler des arbres est presque un crime ? »
Bertold Brecht (1941)

 

En dirigeant de l’organisation du Reich, Robert Ley, disait : « La seule personne en Allemagne qui a encore une vie privée est celle qui dort. »   [1] Il se trompait. La vie privée elle-même était attaquée la nuit par le système nazi si nous en jugeons par les rêves recueillis entre 1933 et 1939 par Charlotte Beradt. Mais attaque et persécutions ne signifient pas anéantissement de l’humanité : l’homme résiste !

Aux fondements psychiques du régime nazi, il y a d’abord l’exigence de soumission totale contrepartie psychique de la domination totalitaire. Il y a ensuite, pour arriver à cet objectif, tentative de destruction de toute pensée personnelle et de tout lien social ; il y a tentative d’isolation des individus pour les transformer en une cohorte d’êtres indifférenciés. 

Pour cela, les nazis ont, dans un premier temps (dès 1933), tenté de détruire et d’anéantir l’homme en tant qu’être de parole et de langage, c’est-à-dire en tant que « sujet », comme le montre l’étude du philologue et philosophe allemand Viktor Klemperer sur  la langue du IIIe Reich.  

La  déshumanisation est avant tout du point de vue de la psychanalyse « désubjectivation ». Et cela, quels que soient les moyens employés : atteinte de la psyché et de la pensée, atteinte des corps, atteinte des droits de l’homme, atteinte en somme de ce qui fait, selon Bernard Doray, « la dignité humaine. » [2]

Mais l’homme peut-il être déshumanisé ou désubjectivé ? En m’appuyant sur des documents cliniques, principalement des rêves, je montrerai que non : il s’agit toujours de « tentatives » – d’assujettissement ou de destruction psychique – et non de « réalisation » de cette destruction. L’homme, tant qu’il est en vie, reste un humain et un sujet.

Les documents cliniques

La période que j’explore est celle des débuts du nazisme, période qui précède la domination concentrationnaire. Peu étudiée du point de vue de la subjectivité, elle se caractérise dès 1933 par une tentative d’assujettissement total des individus par le pouvoir en place. Elle est appelée par les nazis « mise au pas » (Gleichschaltung).

Si j’ai choisi cette période, c’est que j’ai eu accès à un document clinique exceptionnel intitulé Rêver sous le troisième Reich. Constitué par le récit de 300 rêves qui ont été recueillis entre 1933 et 1939 auprès de personnes peu favorables (voire adversaires) au régime nazi, par une journaliste, femme courageuse et intelligente, opposante dès la première heure, communiste et juive, Charlotte Beradt. Elle se propose de collecter des preuves contre le nazisme en témoignant de la façon dont la dictature « malmenait les âmes ». Il s’agit pour elle à la fois d’un acte de résistance politique et d’une contribution à l’histoire du totalitarisme  [3]

Les rêves recueillis par Charlotte Beradt permettent de saisir dans leur émergence les effets déshumanisants d’un tel régime et, complétés par des études d’historiens portant sur le type de pouvoir qui fut celui de Hitler au sein du parti national-socialiste, ils permettent de préciser le socle psychique sur lequel s’est appuyé le nazisme. Ce que j’exposerai brièvement d’abord.

Entre terreur et séduction, le socle psychique du nazisme

Theodor Adorno met en évidence, à partir d’une enquête qu’il a menée après la Seconde Guerre mondiale  [4], que le fondement psychique du nazisme réside dans ce qu’il appelle « la personnalité autoritaire » : personnalité fondamentalement tyrannique, oppressive, manipulatrice et perverse. 

Mais Adorno y insiste, cette personnalité favorable à l’antisémitisme et à toutes les formes de racisme est une organisation complexe. Si elle est liée à l’histoire familiale des sujets, elle est surtout articulée à des contextes politiques, économiques, idéologiques et sociaux spécifiques d’une époque, en l’occurrence celle de l’Allemagne d’après la Première Guerre mondiale. La personnalité autoritaire constitue non seulement ce qui permet d’être réceptif à la propagande antidémocratique mais ce qui constitue le fondement psychique du régime : soit l’amour de la figure autoritaire, ce que Pierre Legendre appelait dans l’un de ses premiers ouvrages « l’amour du censeur », ou plus récemment, ce que Michel Tort (2005) désigne comme une forme ravageante du patriarcat.

Hitler, comme le montre l’historien anglais Ian Kershaw (1995) a incarné pour l’Allemagne, la figure de « l’homme providentiel » et du « père de la nation ». C’est une figure de chef charismatique qui ne peut exercer sa séduction et ses ravages que par l’intermédiaire d’un état exerçant lui-même un pouvoir absolu, un état dictatorial. Ce dernier met en avant la figure d’un chef – qui peut être un personnage médiocre – mais qui, de par sa position, par le rôle que d’autres lui font jouer  [5]et un ensemble de facteurs historiques condensera les aspirations des Allemands. J’évoquerai ici, de façon trop schématique, deux facteurs parmi les plus importants : le Traité de Versailles qui, après la défaite de la Première Guerre mondiale, laisse l’Allemagne humiliée à la recherche d’une revanche, et la grande crise économique, sociale et politique de 1929 qui exige des solutions urgentes. En Allemagne, après plusieurs solutions qui s’esquissent, c’est le parti national-socialiste et la figure de Hitler, comme figure de chef, qui condensera les aspirations des Allemands.

Pour ces raisons, il incarnera à la fois la figure « obscène et féroce » du Surmoi et la figure séductrice, fascinante de « l’idéal du Moi ». Entre terreur et séduction. Voilà les deux pôles entre lesquels le régime nazi enserre les sujets dès le début. Voilà les deux pôles grâce auxquels il obtint la soumission du plus grand nombre.

Comment, entre terreur et séduction, se décline la déshumanisation dans le miroir des rêves dès 1933 ? Mais tout d’abord – question de méthode – quelle est la valeur de ce matériau particulier constitué de rêves recueillis sous le IIIe Reich ? Et quel en est le sens pour Charlotte Beradt ?

Le sens de l’œuvre dans le témoignage de Charlotte Beradt et le recueil des rêves

« Je me réveillai, trempée de sueur, claquant des dents. Une fois de plus, comme tant d’autres innombrables nuits, on m’avait pourchassée en rêve d’un endroit à l’autre. On m’avait tiré dessus, torturée, scalpée. Mais cette nuit là, à la différence de toutes les autres, la pensée m’était venue que parmi des milliers de personnes, je ne devais pas être la seule à avoir été condamnée à rêver de la sorte par la dictature. »[6]

On est au début de 1933, lorsque Charlotte Beradt fait, une fois de plus, ce rêve traumatique. Elle décide alors de recueillir des rêves qu’elle appelle « dictés par la dictature ». Véritables « sismographes », ils sont, selon ses termes, des surfaces d’enregistrement des événements politiques. Son objectif est clair : contribuer à l’histoire politique de la dictature en renseignant sur la manière dont les sujets sont insérés « comme des petites roues » dans le mécanisme totalitaire. Pour nous, psychanalystes, mais aussi pour les historiens, ces rêves permettent de saisir de façon exemplaire dans son émergence l’entreprise d’assujettissement.

Les récits de rêves sont bruts, avec peu d’associations des rêveurs. Charlotte Beradt ne précise pas comment elle les notait. En tant que tels, ils n’ont pas à être interprétés du point de vue de l’histoire singulière des sujets : reflétant ce qui a été vécu la veille et les jours précédents, ce sont des « révélateurs » de l’actualité politique. Ce sont, selon la définition de Charlotte Beradt, « des fables politiques», des « paraboles », des « visions nocturnes », des «journaux de nuit». Et à la différence de celui qui écrirait son journal « de jour », ils sont l’enregistrement minutieux et inaperçu à l’état de veille, des effets au plus intime de l’emprise du régime.

Mais, au-delà de la position rationnelle de Charlotte Beradt, ce recueil de rêves prend un sens nouveau si l’on considère qu’elle-même fait partie de ceux qui éprouvaient profondément les effets de la domination nazie :

Conjurer sa propre terreur, celle que l’on entend dans le rêve présenté plus haut.

Témoigner de ce que fut pour elle cette période (dont elle ne dit jamais rien de personnel) qu’elle a vécue difficilement. Restée de 1933 à 1939 en Allemagne, opposante au régime et juive, elle risquait doublement sa vie ; elle était de plus consciente de faire un travail politique interdit en recueillant des rêves, car participant par là à la critique du régime. C’est pourquoi elle les codait, puis les cachait et enfin les envoyait par paquets à l’étranger.

Ce qui m’a permis d’étudier ces rêves comme des révélateurs authentiques de la tentative d’assujettissement – quel qu’en soit le mode de recueil – c’est une hypothèse que j’ai alors faite. J’ai considéré que tout le recueil de rêves était le témoignage de Charlotte Beradt. L’agencement et les commentaires de la trentaine de rêves choisis pour la publication révèlent ce que fut pour elle cette tentative « d’assassinat des âmes ». 

En somme, j’ai pris tout le texte comme étant le témoignage d’un « passeur » au sens où Lacan a parlé de « la passe ». Soit quelqu’un qui écoute et témoigne pour un autre ou pour des autres, d’une expérience. Ce qui importe alors c’est la parole même du témoin et non l’exactitude (au sens d’un enregistrement) de ce qui a été dit. C’est, de mon point de vue, cette position qu’a tenue Charlotte Beradt : témoigner – ici devant l’Histoire et les générations futures  – de ce qu’elle a entendu. à partir d’une telle hypothèse, ce qui compte est la position transférentielle de l’auteur. C’est pourquoi je pense que l’ouvrage tout entier est à considérer comme le contexte donnant valeur à chaque rêve et c’est de ce point de vue que j’étudierai l’organisation du livre.

L’ouvrage est constitué par quatre sections d’inégales longueurs :

la section la plus longue est celle qui comporte des rêves de peur, où les rêveurs oscillent entre terreur et  soumission. Ils sont caractéristiques de « la mise au pas », de ce qui a été appelé Gleichschaltung (« ensemble de mesures prises par les nazis pour que la population se conforme au nouvel ordre » p. 140). Ce sont les rêves de ceux qui disent « Il n’y a rien à faire ». Ce sont ceux là qui intéressent particulièrement Charlotte Beradt, son objectif premier étant de cerner comment un état peut exercer une mainmise absolue sur des sujets et les transformer en individus soumis.

La deuxième catégorie comprend des rêves de résistants (dont on peut avancer que Charlotte Beradt fait partie). Ceux-là, écrit-elle, « n’ont pas peur mais  agissent ». Leur mot d’ordre est « Il suffit de vouloir ». Les rêveurs de cette catégorie, écrit-elle, se distinguent des autres car ils ne se parodient ni ne se dégradent… « Au miroir de leur conscience, ils ne se voyaient pas déformés » (p. 134).

La troisième est constituée par des rêves de femmes, prises entre pouvoir et érotisation. – des « ménagères », comme elle les appelle non sans un certain mépris. Celles-là se font mettre au pas entre propagande et séduction.

Et la quatrième catégorie de rêves rapporte des rêves de juifs, rêvés entre 1935 et 1936, alors que les lois raciales venaient d’être promulguées et avant la Nuit de Cristal qui eut lieu en novembre1938. Ce sont les rêves de ceux qui se sentent « moins que papier », et qui sont décrits par une brochure du Reichsführer SS comme « inférieurs à l’animal ».

Dans le cadre de cet article, je m’en tiendrai à l’étude de la première et de la troisième catégorie de rêves (rêves traumatiques de peur et de soumission, rêves érotiques de femmes) qui concernent le plus grand nombre. Que nous enseignent ces «fables politiques » sur les processus d’asservissement psychique utilisés par les nazis ?

 

Se Soumettre. Déshumanisation et émergence des pulsions de mort à l’œuvre dans le miroir des rêves lors de « la mise au pas »

Je présenterai quelques rêves qui mettent en scène trois modalités de la « mise au pas » : entre terreur et séduction, entre terreur et soumission, par intériorisation de la langue du dominant.

Entre terreur et séduction

Le lien entre pouvoir et érotisme n’est pas nouveau – le pouvoir est un objet érotique. Lorsque le chemin de la résistance est trop difficile, les rêves témoignent du passage d’une position d’opposant à une position de soumission, tant pour les femmes que pour les hommes.

En ce qui concerne certaines femmes (« les ménagères »), celles qui se sont laissé flouer par un effet d’érotisme calculé dès le départ (« Nous avons besoin d’un célibataire pour conquérir les femmes » p. 150), tous leurs rêves obéissent à un schéma identique dont voici un exemple.

érotisme et politique dans le rêve d’une « ménagère » (1935) :

« De longues tables sont dressées sur le Kurfürstendamm, une foule habillée en brun s’y presse. Par curiosité, je m’assieds à mon tour, mais à l’écart, à l’extrémité d’une table inoccupée et séparée. C’est alors qu’Hitler apparaît, à l’aise dans son frac, avec de gros paquets de tracts qu’il distribue vite et négligemment, il jette un paquet au bout de chaque table et ceux qui sont assis autour se les répartissent ensuite. Il semble que je ne reçoive rien. Soudain, tout à l’opposé de ce qu’il pratiquait jusqu’alors, il pose délicatement un paquet devant moi.

Puis, d’une main, il me tend un tract, tandis que, de l’autre, il me caresse, des cheveux jusque dans le dos. »

La main gauche sait exactement ce que fait la main droite : l’une distribue de la propagande, l’autre caresse (p. 152).

Beradt cite une demi-douzaine de rêves de cette sorte. Et l’on sait qu’en 1945, un officier américain a retrouvé des milliers de « lettres d’amour » adressées à Hitler au siège du gouvernement. Elles ont été mises en scène et jouées dans un spectacle présenté en Allemagne et en France il y a quelques années  [7]

Pour les hommes : « Quand le chemin de la résistance devient trop empierré » (p. 149), on assiste à l’émergence de rêves où la terreur est masquée sous la séduction. En voici un bref exemple. Il s’agit du récit du rêve d’un ouvrier dans les transports, âgé de 26 ans : « Je défile avec une colonne de SA, mais en civil. Ils veulent me rosser. Alors Hitler vient et dit : “Laissez-le c’est lui que nous voulons avoir”. » (p. 150)

Entre terreur et soumission, la parabole de « la fabrication de la sujétion totale », 1933

Voici deux rêves, tous les deux rêvés au début du régime. Le premier a été rêvé en février 1933, le second fin décembre 1933. Ils sont particulièrement révélateurs de « la mise au pas ».

Le premier permet de décliner les effets de la domination totale ; le second met en lumière quelques processus par lesquels cette domination « entaille » (selon l’expression d’un rêveur) les sujets. Entre les deux, il y a eu ce que l’historienne Nadine Fresco [8] a nommé « un calendrier en rafale », soit un ensemble de décrets et d’événements qui vont semer la terreur, désorienter les Allemands et détruire tous les partis d’opposition : le lecteur se référera à la chronologie rigoureuse établie par l’historien Gilbert Badia, présentée ci-dessous en documents.

– Début 1933. Hitler vient d’être nommé chancelier du Reich par le président Von Hindenbourg le 30 janvier 1933 ; trois jours après, M.S. opposant au régime, social-démocrate et propriétaire d’une petite entreprise, fait le rêve suivant que j’ai intitulé « l’homme à la colonne vertébrale brisée » (p. 50) :

« Goebbels vient dans mon usine. Il fait se ranger le personnel à droite et à gauche. Je dois me mettre au milieu et lever le bras pour faire le salut hitlérien. Il me faut une demi-heure pour réussir à lever le bras, millimètre par millimètre. Goebbels observe mes efforts comme s’il était au spectacle, sans applaudir ni protester. Mais quand j’ai enfin le bras tendu, il me dit ces cinq mots « Votre salut, je le refuse », fait demi-tour et se dirige vers la porte. Je reste ainsi, dans mon usine, au milieu de mon personnel, au pilori, le bras levé. C’est tout ce que je peux faire, physiquement, tandis que mes yeux fixent son pied-bot pendant qu’il sort en boitant. Jusqu’à mon réveil, je reste ainsi. »

Ce rêve, il le fera répétitivement avec des variantes et de nouveaux détails humiliants.

Variante A. / « À cause de mes efforts pour lever le bras, la sueur me coule sur le visage ; elle ressemble à des larmes, comme si je pleurais devant Goebbels. »

Variante B/ « Je cherche du réconfort sur le visage de mes employés et je n’y trouve même pas de la moquerie ou du mépris, juste du vide. »

Variante C/ « Après qu’il eut essayé pendant une demi-heure d’étendre le bras, sa colonne vertébrale se brisa. » En allemand : Brach das mir Rückgrat signifie littéralement « briser sa propre échine ». « Avoir une forte échine » veut dire qu’on a des convictions et qu’on agit en harmonie avec elles. « Briser sa propre échine » signifie alors s’imposer à soi-même de briser ses convictions et de ne plus vivre en harmonie avec soi-même.

Ce rêve recèle l’essence de la domination, sous les traits de la terreur et de la soumission ; il révèle les modalités de l’assujettissement de l’homme.

Elles peuvent se décliner selon plusieurs registres :

– Par le mépris (« je ne vous salue plus »).

– Par l’humiliation : faire baisser la tête de celui qui est le chef de ses ouvriers, dont il est dit qu’il les aimait, et que ceux-ci le respectaient. Le faire pleurer devant eux : le chef ce n’est plus lui, c’est l’autre.

– Faire le salut hitlérien : dans toutes les versions du rêve, ce salut d’allégeance est exigé et dans toutes les versions, le bras de M.S. se lève malgré lui, millimètre par millimètre ; comme si, sous l’œil de l’autre, il perdait toute identité, devenait une chose ou plutôt un robot, obligé de céder et de se soumettre. Racontant son rêve à Charlotte Beradt, il dira que sa fierté, son sentiment d’existence, c’était de se sentir le patron de ses employés et qu’il se sent déshonoré.

– Il est seul. Ce sentiment d’abandon, de non-communication, dont rendent compte les « yeux vides » des ouvriers (vide des yeux qui apparaît fréquemment dans les rêves – parfois ce sont les voix qui sont sans expression) marque l’absence de solidarité, la peur de l’autre, l’isolation à laquelle le système le réduit, mais aussi la méfiance qu’induit le régime.

– M.S. s’effondre sans dignité : son échine est brisée, sa colonne vertébrale ne le soutient plus… Et c’est lui qui s’oblige lui-même à briser ses convictions, à devenir un homme sans caractère !

Toute la portée de ce rêve apparaît ici : il ne s’agit pas seulement de soumettre l’autre, il ne s’agit pas seulement de le réduire à une « non-personne », par la terreur, il s’agit surtout que ce soit lui-même qui, dans un mouvement de « servitude volontaire », se réduise à l’assujettissement – se laisse « séduire » au sens de se-ducere, conduire jusqu’à ce point d’assujettissement. Entre terreur et soumission, il finit par chanter la même chanson que les autres.

C’est ce que met en scène, à la lettre, le rêve suivant.

Fin 1933. Le rêve du plomb ou Lorsque le dominé intériorise la langue du dominant

Une phrase de Viktor Klemperer résume ce rêve : « La visée de la terreur totalitaire est de rendre impossible tout refuge privé » (LTI, la langue du IIIe Reich).

Il s’agit d’une jeune femme de 30 ans (p. 69) qui fait le récit suivant ; elle l’a noté dans la nuit tout de suite après avoir rêvé.

« Je vais me cacher dans le plomb. Ma langue est déjà en plomb, du plomb serré (festgeschlossen). Ma peur passera quand je serai toute en plomb. Je girai immobile, plombée, fusillée (bleierschossen). Quand ils viendront, je leur dirai : les gens en plomb ne peuvent se lever. Ah ! ils veulent me jeter à l’eau parce que je suis en plomb… »

Ce rêve de terreur et d’angoisse fait référence à deux ensembles de données : des données thématiques et des données signifiantes :

Dans sa thématique, il réfère à « la vie sans mur », à l’interdit d’avoir une vie privée que les décrets, les règlements, les lois et surtout la propagande sous forme de haut-parleurs dans les rues de Berlin distillent quotidiennement. « J’entends un haut-parleur hurler : « conformément au décret sur la suppression des murs le 17 de ce mois » rêve un médecin de 45 ans à la même époque. Et son rêve s’achève sur cette image : « Je vis au fond de la mer pour demeurer invisible après l’ouverture publique des appartements ». 

La jeune femme du rêve, elle, se cache dans le plomb. Pourquoi le plomb ? D’une part, nous sommes à la veille de la Saint-Sylvestre où se pratique « la coutume du plomb » : elle consiste à jeter du plomb fondu dans l’eau pour lire l’avenir dans les figures ainsi formée (p. 69). D’autre part, la jeune femme donne quelques-unes de ses associations à C. Beradt : elle se sent depuis des mois, dit-elle, « un mélange d’angoisse et de plomb ». Ce qui n’est pas sans évoquer l’expression en français « ça me plombe ».

Puis elle évoque un chant guerrier nazi, des bouts de rimes du Horst/Wessel/Lied. Cette évocation permet de caractériser le récit du rêve à partir des signifiants qui le composent. Il s’agit d’un chant des SA composé par Horst Wessel dont les nazis firent un héros national après sa mort. C’est de ce chant qu’elle tire le rythme et les signifiants principaux (drapeau levé en rang « soudé », « geshlossen »…) qui forment le récit du rêve. On trouve martelé comme un bruit de bottes dans ce chant guerrier qui incite à la vengeance contre les ennemis du Reich, les termes /geschlossen/ erschossen qui ponctuent son rêve.

Si, du point de vue formel, le rêve utilise les signifiants des dominants, si la rêveuse, lorsqu’elle rêve, parle la langue de l’autre, dans le même temps, en se plombant, elle lui échappe. On ne peut mieux signifier l’aliénation et l’arrachement à soi, l’assujettissement au dominant que par ce double mouvement de terreur et de soumission, par l’intériorisation des signifiants du dominant (à l’intérieur desquels elle est « plombée » [festgeschlossen] et, dans le même temps, au niveau des thèmes du plomb, la tentative d’échapper à ceux qui la plombent (puisque le plomb est aussi sa cachette).

Ainsi les rêves sont le miroir dans lequel le sujet aperçoit son propre assujettissement, sa soumission, son effacement subjectif. Il est étreint par les pulsions de mort : « il n’y a rien à faire ». Et cependant, dans le même temps, celui du rêve et parce qu’il rêve, le sujet se situe du côté des pulsions de vie et, en quelque sorte, se répare.

On saisit ici une fonction des rêves au-delà de leurs thématiques : le rêve est une forme de résistance, une manière pour ceux qui sont piégés, plombés, d’échapper par l’acte même de rêver à ceux qui les aliènent. C’est ce que j’évoquerai pour conclure.

Résister : Fonctions libératoires des rêves et pulsions d’autoconservation à l’œuvre.

Les rêves ne manifestent-ils que l’emprise totalitaire ? Ne sont-ils pas aussi ce qui permet aux sujets d’exister hors de cette emprise ? Ils manifestent les deux. Ma réponse sera en forme de scénographie théâtrale. Côté jardin : les pulsions de mort sont à l’œuvre (nous venons de le voir) et côté cour : les pulsions d’autoconservation travaillent les sujets dans le même temps.

Les rêves mettent en scène le sujet et, le mettant en scène, ils sont, de ce fait, une mise à distance du vécu, donc un moyen de connaissance et une prise de conscience de ce que le rêveur est en train de vivre et qu’il ne savait pas à l’état de veille : les rêves apprennent aux sujets qu’ils sont en train d’être mis au pas, de devenir des « rouages ».

Cette prise de conscience a permis à certains de prendre la fuite avant d’être broyé par la machine totalitaire. C’est le cas du théologien Paul Tillitch qui, après avoir rêvé répétitivement qu’il était en train de « se transformer », au sens où Kafka use de ce terme (c’est-à-dire de se transformer en « soumis »), décide de partir en Amérique. Le rêve est non seulement un moyen de connaissance, il est aussi avertissement et donc permet l’action.

Enfin l’acte de rêver est une forme de résistance : « Je rêve, raconte un jeune homme, que je n’ai pas le droit de rêver et cependant je rêve ! » Véritable refuge pour la faculté de penser, les rêves sous le Troisième Reich sont très exactement – dans l’acte du rêve par le rêveur – la transgression de l’interdit qu’ils mettent en scène.

En tout cela, les rêves révèlent au rêveur son degré d’assujettissement et tout à la fois le libèrent de cet assujettissement. Ils sont une restauration de la subjectivité et la réalisation d’un désir : celui d’échapper à la destruction de sa liberté intérieure. Ils sont résistance subjective. 

 

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 Françoise Hurstel 

 

Ce texte est issu d’un exposé présenté aux 4e Journées de la FEDEPSY (Fédération européenne de psychanalyse) « Essais d’une clinique de la “déshumanisation” Le trauma, l’horreur, le réel », 12-13 décembre 2008, Palais des Congrès, Strasbourg.

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