dimanche 20 octobre 2019

Rêve et création : le génie onirique


La certitude astronomique n’est pas, aujourd’hui même,
si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les
vastes lacunes non encore explorées par la science moderne.
Charles Baudelaire, L’Art Romantique


Existe-t-il un génie onirique ? 
Question complexe mais ô combien fascinante 
pour tous ceux qui s’intéressent aux différentes formes de la créativité. 

Pour ma part je suis convaincu (pour avoir pratiqué les deux) 
que la création artistique et la création scientifique 
exigent un même effort de discipline et de concentration, 
même si pour parvenir au but cherché,  les moyens d’expression
et les états intellectuels ou émotionnels sont différents.


Parmi ces états mentaux, nul doute que l’état de rêve (éveillé ou pas)
 est propice à l’intuition scientifique, en particulier l’intuition cosmologique.

La cosmologie consiste à parler de l’univers comme une totalité, 
à se placer en quelque sorte comme extérieur à lui. 
Les récits cosmologiques historiquement connus
comme ceux de Platon, de Cicéron, de Dante ou de Kepler,
mettent en jeu des êtres « exceptionnels », 
capables de raconter leur expérience de l’inexpérimentable.
Ceci n’est d’ailleurs pas sans rappeler certains récits
de « near-death expérience ».




Reve-eveille-Fussli
Le rêve du berger, de Johann Heinrich Füssli (1793)
 
 
Il faut aussi remarquer que dans le rêve,
les catégories d’espace et de temps sont bousculées. 
Or, c’est le domaine de la cosmologie
que de redéfinir les catégories d’espace et de temps. 
La cosmologie voisine ainsi avec le rêve et l’extase. 
Le sujet est assez riche pour avoir déjà fait l’objet de plusieurs études,
 notamment Gaston Bachelard : L’Air et les Songes,
 à télécharger ici.
Qu’en est-il dans les autres disciplines de l’esprit humain?

De son propre aveu, le compositeur Giuseppe Tartini (1690-1770)
 aurait composé la « Sonate du Diable » en dormant:

« Une nuit, je rêvais que j’avais fait un pacte, 
et que le Diable était à mon service. 
Tout me réussissait au gré de mes désirs, 
et mes volontés étaient toujours prévenues par mon nouveau domestique.
 J’imaginai de lui donner mon violon, pour voir s’il parviendrait 
à me jouer quelques beaux airs ; 
mais quel fut mon étonnement 
lorsque j’entendis une sonate si singulièrement belle, 
exécutée avec tant de supériorité et d’intelligence 
que je n’avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle. 
J’éprouvai tant de surprise, de ravissement, de plaisir, 
que j’en perdis la respiration. 
Je fus réveillé par cette violente sensation. 
Je pris à l’instant mon violon, dans l’espoir de retrouver 
une partie de ce que je venais d’entendre ; ce fut en vain. 
La pièce que je composais alors est, à la vérité, 
la meilleure que j’aie jamais faite, 
et je l’appelle encore la Sonate du Diable ; 
mais elle est tellement au-dessous de celle qui m’avait si fortement ému, 
que j’eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, 
s’il m’eût été possible de me priver des jouissances qu’elle me procure. »
(Raconté par Tartini à l’astronome Jérôme Lalande)




Le Songe de Tartini par Louis-Léopold Boilly (1824)
Le Songe de Tartini par Louis-Léopold Boilly (1824)
 

Le mathématicien Jérôme Cardan (1501-1576) prétendait avoir trouvé 
la solution de l’équation du troisième degré en rêvant, 
évitant ainsi une querelle d’antériorité de la découverte avec Tartaglia 
(De vita propria, 1575-1576, 1re éd. 1643, trad. : Ma vie, 1992)

Que penser de ces récits de songes créateurs qui tendent
 à accréditer l’idée d’une intelligence onirique? 
Le rêve a-t-il quelque chose à voir avec la création scientifique ? 
L’histoire des sciences « officielle » est assez muette à ce sujet, 
car elle est tout entière imprégnée des lumières de la Raison.

descartes-portrait 

Souvenons-nous pourtant de Descartes,
 souvent considéré comme le symbole du triomphe de la raison.
Il raconte (à la troisième personne) une série de rêves,
dont le troisième, fait le 10 novembre 1619:

« Ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que doutant
si ce qu’il venait de voir était songe ou vision,
non seulement il décida en dormant que c’était un songe,
mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât. »
De ce rêve résulta le fameux « Je pense donc je suis »,
qui aurait pu être remplacé par « Je rêve donc je crée. »

Deux scientifiques célèbres ont proclamé haut et fort
avoir vu en rêve ce qui a fait leur réputation.

L’un est le chimiste allemand August Kekulé (1829-1896),
 fondateur de la chimie organique.
Selon son propre récit, il somnolait au coin du feu
lorsqu’il vit une chaîne d’atomes de carbone se refermer sur elle-même,
« comme un serpent se mordant la queue ».
Il en déduisit la structure de la molécule de benzène
 (six atomes de carbone disposés en cercle).


Kekulé s’est cependant bien gardé de parler de son rêve
au moment de sa découverte.
Il ne l’a fait que trente-cinq ans plus tard,
lors d’un banquet donné en son honneur.
 Sage précaution, sinon sa carrière académique
n’aurait certainement pas été aussi glorieuse…
 « Apprenons à rêver », conclut-il,
« mais gardons-nous de rendre publics nos rêves
avant qu’ils n’aient été mis à l’épreuve
par notre esprit bien éveillé. »

Kekule-serpent 


Le second exemple est le pharmacologue autrichien  
Otto Loewi (1873-1961), 
prix Nobel de physiologie en 1936 
pour la découverte de la transmission chimique de l’influx nerveux, 
il se réveilla un matin avec la sensation très nette
d’avoir rêvé la solution de l’énigme.
Mais impossible de se rappeler le rêve! 
La nuit suivante, il va au lit avec la ferme intention 
de rêver de nouveau à cette expérience cruciale. 
Et cela marche! 
Au réveil, Loewi découvre les effets de l’acétylcholine 
sur la transmission de l’influx nerveux.

loewi


Si Kekulé et Loewi ont parlé de leurs rêves, 
la plupart des autres scientifiques les ont cachés, 
de peur de passer pour des irrationnels ou des mystiques 
aux yeux de la communauté académique.

couvNewton 


Pourtant, lorsqu’on demandait à Isaac Newton 
 comment il avait trouvé la loi de l’attraction universelle, 
il répondait « en y pensant toujours » (c’est-à-dire jour et nuit). 
Il reconnaissait ainsi que tout est bon pour faire progresser une recherche, 
et pas seulement le travail lucide sur des faits concrets.


L’inspiration frappe où elle veut, quand elle veut, 
et le travail intérieur du chercheur rejoint plus souvent 
qu’on ne le croit celui de l’artiste ou du mystique. 
Opposer le rêve à la lucidité est une thèse intenable 
 depuis que la science du sommeil a prouvé
qu’il existe aussi des rêves lucides.
Dès lors, on ne voit pas pourquoi il serait interdit de rêver 
pour faire une découverte scientifique. 
Le rêve ou les états de pensée plus ou moins altérés 
permettent le déplacement des cadres ordinaires de la pensée 
requis par toute création, y compris scientifique.


Le vagabondage intellectuel qu’autorise le rêve – éveillé ou non –
 est un ingrédient indispensable de ce que les Anglo-Saxons 
appellent le « breakthrough » 
et que l’on pourrait librement traduire par  "la traversée du miroir" , 
en hommage à cet autre grand rêveur que fut Lewis Carroll.

 Hélas pour la science, l’époque n’a plus guère le temps de rêver.
.
Jean-Pierre Luminet
Astrophysicien, écrivain et poète
.
Article déjà publié ICI
.




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