Depuis la
plus haute antiquité,
les rêves ont toujours impressionné les hommes.
Leur
contenu souvent étrange, les émotions fortes
qui en accompagnent
fréquemment
les péripéties
n’ont pas manqué de les interpeller très tôt,
selon les
témoignages que nous ont laissé les plus
anciens écrits
et les plus anciennes représentations graphiques de
l’histoire
humaine.
Les peintures pariétales trouvées dans de nombreuses cavernes
témoignent que depuis au moins vingt à trente mille ans,
les hommes
préhistoriques semblaient se livrer à leur interprétation,
les utilisant
peut-être même pour prévoir,
voire orienter le déroulement des
expéditions de
chasse
dont dépendait leur survie.
Mais c’est
avec les débuts de la psychanalyse
et l’œuvre considérable de
Jung
que les rêves sont revenus en force sur la
scène psychologique
en tant qu’outil d’une meilleure connaissance de soi .
La science
des rêves fait désormais partie
des multiples outils du développement personnel
dont l’homme dispose actuellement
et chacun y va de son petit manuel
d’interprétation
destiné à aider ceux qui pensent trouver dans celle-ci
un
moyen de mettre de l’ordre dans une vie
intérieure et quotidienne
perturbée par des troubles émotionnels incontrôlables
ou des phobies qui s’opposent à leur bien-être.
De nombreux
psychothérapeutes les utilisent,
en les
associant ou non à l’hypnose,
pour tenter d’effacer chez leurs patients
des
blessures et traumatismes lointains
que
ces derniers ont subis dans leur enfance.
Dans un
cadre moins thérapeutique
mais plutôt orienté vers un enrichissement intérieur,
il est souvent
conseillé de
noter ses rêves dès le réveil
pour que le sujet s’introduise ainsi
progressivement
dans le monde étrange de son inconscient,
avec l’arrière-
pensée d’obtenir des réponses
à des problèmes quotidiens que le mental
n’est
pas capable de résoudre.
Mais ce sont
les
cultures chamaniques qui ont, indubitablement,
poussé le plus loin la
science des rêves et leur utilisation
concrète
au service de la guérison globale et du progrès de l’être humain.
Ce
sont notamment, les chamanes «dits toltèques» du Mexique
qui pratiquent en effet couramment, une manipulation
de l’attention
leur permettant de s’éveiller dans leurs rêves et de les
orienter à volonté
à partir d’une forme
particulière de volonté qu’ils appellent «Intento».
Précisons que cette appellation de «toltèque»
est
donnée à ces chamanes par Don Juan,
le maître et initiateur yaqui de
Carlos Castaneda ,
parce que leurs
connaissances ont surtout été acquises
dans les tous premiers siècles de cette civilisation précolombienne du
Mexique,
qui aurait connu , avec le règne de
l’empereur mythique Quetzalcoatl,
plusieurs millénaires avant
Jésus-christ ,
une
période exceptionnellement brillante sur le plan ésotérique et
spirituel,
avant
de sombrer à nouveau dans un impérialisme pan-mexicain
fondé sur une
exploitation guerrière et très
réductrice de ces connaissances.
Pendant cette seconde période les vrais chamanes étaient obligés de se
cacher
et de travailler à leurs recherches en secret pour échapper
aux
persécutions du pouvoir toltèque impérial puis à celles du pouvoir aztèque
et enfin à celles du pouvoir
christianisant des conquistadores.
Aucun de ces pouvoirs politiques ne pouvait
supporter, en effet,
l’existence d’hommes qui détenaient des connaissances
d’une capacité libératrice incomparable de la conscience humaine
dont la divulgation
aurait mis en danger l’ordre social
sur
lequel reposait leur domination
et qui avait pour base principale l’ignorance
de soi.
(D’après des documents que j’ai consultés à l’université de Mexico
pendant mon voyage d’études et d’initiation
dans ce pays en septembre 2007).
Pour mieux
comprendre comment les chamanes pratiquent le rêve conscient
et utilisent
celui-ci d’une façon beaucoup plus audacieuse et étonnante
que nos
psychanalystes, il convient d’abord de connaître le cadre métaphysique,
très
différent du nôtre, dans lequel leur conscience fonctionne.
Les chamanes
toltèques décrivent la conscience totale de l’être humain
comme composée de
trois parties: le tonal, l’âme et le nagual.
Notre attention change selon
qu’elle s’ouvre
à l’un ou aux deux autres champs de notre conscience
totale
et nos possibilités d’action, ce que les chamanes appellent «notre
pouvoir»,
s’élargissent en proportion de cette ouverture.
Le tonal,
qui est notre premier champ de conscience,
est aussi appelé le «connu»
parce qu’il réunit tout ce que l’individu
connaît,
ou, plus exactement, croit connaître,
en réalité tout ce qu’il peut
identifier, décrire , nommer,
tout ce à quoi il peut attribuer un sens et un
rôle,
tout ce qui lui est familier et dont tous ses codes,
essentiellement la
pensée et le langage, peuvent rendre compte.
L’être
humain s’enferme très tôt
dans ce petit univers de représentations
parce que ce monde est régi par une sous-fonction
de son attention
appelée «
attention sélective»
qui
est elle-même au service entier et inconscient de la mémoire,
l’une des deux
forces abstraites qui gèrent tout ce qui existe dans l’univers
et dont le rôle est de conserver
l’organisation du monde à tous ses niveaux.
L’homme ne peut agir que sur ce que cette attention
sélective ,
orientée par ses mémoires, lui permet de percevoir.
Les résultats de ses actes
validant les filtres de sa conscience
sélective,
ils renforcent la force conservatrice de la mémoire
et il s’enferme
ainsi dans un processus temporel répétitif
voulu par celle-ci pour donner de la
consistance au temps
et que les chamanes toltèques appellent le premier anneau
de pouvoir.
Le
nagual, ou troisième champ de
conscience,
est totalement l’inverse du
tonal,
il est son opposé/complémentaire.
C’est l’inconnu de l’homme qui
s’étend
du plus proche de celui-ci
à
l’infiniment lointain jusqu’à l’indescriptible.
Son rôle est
d’introduire dans
la continuité du tonal,
des ruptures, des changements, de la nouveauté,
de
l’évolution.
C’est un espace de pure et d’immense créativité,
l’opposé
total et la force intimement complémentaire de la mémoire.
Bien que ce champ du nagual ne se présente pas à l’homme
avec la
visibilité du
tonal,
il se distille goutte à goutte
dans celui-ci.
Par nature, étant son inconnu et étant infiniment plus
vaste que
le tonal,
il ne peut en effet être perçu
par lui,
d’autant plus que la mémoire semble agir comme si elle
cherchait à
tout prix
à conserver son pouvoir de
permanence et de stagnation
sur la
conscience de l’homme ,
cherchant par de multiples astuces à empêcher le
nagual,
la seconde force qui régit l’univers,
de venir bouleverser son ordre
conservateur,
principalement par la peur
.
Le nagual est le monde où se vivent les
rêves ordinaires,
qui sont en fait des
incitations du nagual à le visiter plus délibérément,
à condition précisément
de ne pas les oublier, ce qui est le plus souvent le cas,
la pression, dès le
réveil, des préoccupations innombrables du tonal
les effaçant de notre champ de conscience diurne
dominé par les innombrables routines du
quotidien.
Le troisième
champ de conscience de l’homme est son âme .
Dans presque toutes les religions,
l’âme est considérée comme une sorte d’entité morale
qui guiderait l’homme vers
le bien mais aussi comme une super-conscience immortelle .
La première de ces
deux attributions est totalement
étrangère au chamanisme
pour lequel, en revanche, elle est aussi le noyau
immortel de l’être vivant
mais dans un
sens énergétique du mot relié à son rôle de véhicule
pour voyager dans le
nagual dont elle partage la nature créative
tout en étant intimement proche de
la dimension individuelle et unique
du tonal de chaque individu.
L’âme de
l’être vivant est identifiée par les chamanes
au
corps lumineux qu’en état de
voyance,
certains d’entre eux peuvent percevoir
autour du corps physique de
celui-ci.
C’est le fameux double de
l’individu, selon les termes de Don Juan
,
qui, se détachant partiellement du corps physique endormi,
peut voyager dans
l’infini du nagual (ce qu’on
appelle
une sortie du corps)
en état de
rêve conscient.
L’âme est un hologramme de la conscience créatrice de
l’univers
ui est à l’origine de chaque
incarnation dans le tonal d’un être vivant.
Une fois né, celui-ci se replie ensuite sur lui-même
,
par l’action enfermante de son tonal
pour devenir
un être individuel qui va chercher son autonomie,
poussé par la soif de liberté,
en faisant le chemin de retour,
c’est-à-dire par l’éveil à son âme
et
par la navigation aventureuse dans le nagual
à laquelle celle-ci va l’inviter.
Cela commence pour tout le monde par les
rêves ordinaires
puis, si un individu en a l’audace, par les rêves
conscients.
Dans le rêve ordinaire, le rêveur reste passif, il est un simple
spectateur de ses rêves.
Il les subit mais s’il dépasse ce stade en cherchant à
s’éveiller pendant qu’il rêve,
il peut devenir actif et conscient de rêver.
S’habituant à visiter
le nagual, il va ensuite, peu à peu
diriger son rêve.
Ce travail va développer en lui une force, un
pouvoir sur lui-même
que très peu d’autres techniques chamaniques
peuvent lui
procurer,
car parallèlement, il va devoir, pour survivre dans ce monde,
travailler impérativement un grand équilibre émotionnel et mental.
Ce
monde du
nagual est en effet tout aussi ambigu
que notre monde ordinaire.
Il
recèle autant de bien que de mal, autant de bienveillance que de
malveillance,
toutes sortes d’êtres dénués de nature corporelle s’y trouvent,
se
nourrissant
d’énergie subtile de façon prédatrice
ou, s’ils sont du côté
bienveillant,
cherchant un échange d’énergie avec tout ce qu’ils rencontrent.
Parmi
eux se
trouvent des alliés potentiels
dont se
servent les chamanes guérisseurs
pour soigner l’âme de leurs patients.
Dans la vie
quotidienne, l’âme est toujours discrète.
Mais parfois elle provoque l’inertie
et la passivité d’un individu,
en le poussant à faire des erreurs, à souffrir,
à connaître la maladie,
tout cela pour qu’il évolue et s’intéresse à son
troisième champ de conscience
et ne reste pas un être qui mourra sur la terre
en restant un
humain inachevé, un être immature.
On ne peut
pas objectiver l’âme,
parce que c’est toujours elle qui est au centre du sujet.
C’est elle qui, sans qu’on le sache ni qu’on le sente,
perçoit, vit, agit,
décide, à travers le tonal,
et l’homme, en état de conscience ordinaire
est
persuadé que c’est seulement son tonal
qui fait tout cela.
Le monde du
rêve est un monde réel,
tout aussi réel que le monde ordinaire dans
lequel nous vivons notre tonal .
Le tonal
est l’une des innombrables options
que notre âme a choisi parmi toutes
celles
qui demeurent à l’état potentiel
dans notre nagual.
Nous rêvons notre vie
normale et pensons qu’elle est la seule
réalité
et que par contre, nos rêves ne sont pas réels
simplement jusqu’au jour où nous faisons nos premiers rêves conscients
tout comme cette vieille paysanne isolée au
fond des montagnes du Caucase
croyait
que les paysages et villes représentées sur des cartes postales
que lui
envoyait son neveu n’existaient que dans les livres
et que ces cartes
n’étaient que des copies de ces livres,
jusqu’à ce que son neveu , de
retour d’Europe
lui paya un voyage à Paris,
ce qui fut un choc immense pour elle et la
laissa
muette,
incapable de dire un mot pendant plus de trois semaines
après
son retour
en Abkhasie .
L’homme
normal n’arrive pas à orienter sa vie quotidienne selon ses désirs
profonds.
Il est tout aussi passif dans celle-ci
qu’il l’est dans ses rêves ordinaires,
mais à partir du moment où il
s’engage
dans la pratique des rêves conscients,
il comprend qu’il est un créateur
de réalités qui s’ignorait jusque là
et que cette
créativité pourrait tout aussi bien s’appliquer dans son tonal
et, plus
précisément par l’introduction des matériaux de son nagual dans son
tonal.
Un homme de
ma connaissance faisait souvent le rêve obsessionnel
qu’il était dans un manège
vertigineux en plein ciel.
Régulièrement, après quelques voltes et tournants,
sa cabine se décrochait du manège et il se sentait s’écraser au sol,
la cabine ayant
rompu ses amarres, avec le sentiment d’hurler de terreur
jusqu’à ce qu’ Il se
réveillât tout aussi régulièrement
trempé de sueur
et le cœur battant la
chamade.
Il apprit à
faire du rêve conscient pendant plusieurs mois,
fit sa première
expérience et
attendit
jusqu’à se que son rêve obsessionnel se représentât.
Cela mit
du temps mais un jour enfin, il refit ce rêve.
Il s’éveilla immédiatement dans le rêve, sachant qu’il rêvait
mais la
première fois, il ne put quand même éviter la sensation de peur
n’ayant pas encore assez de pouvoir pour décider une autre issue,
mais à
la
dernière seconde, il pensa que, de toute façon, il ne se ferait pas de
mal .
Cependant il se réveilla encore couvert de sueur.
Plusieurs semaines passèrent puis un jour il décida, le rêve ne se
représentant pas,
de le programmer juste au moment de sombrer dans le sommeil.
Il fit son rêve de manège et, éveillé immédiatement dans celui-ci
et beaucoup
plus lucide et sûr de lui,
l décida
instantanément de transformer la cabine détachée en petit avion.
Il se retrouva
planant dans un ciel serein, au volant
de son aéronef, serein
et dans un état de lucidité extraordinaire, sachant
qu’il rêvait,
jusqu’à ce qu’il émergeât
dans son lit, plus du tout apeuré.
J’ai
personnellement expérimenté à plusieurs reprises des rêves conscients,
et après plusieurs d’entre eux, je me réveillai
un matin en me disant:
« où est la vraie réalité, dans ce rêve ou
ici?»
Le mystère
demeure cependant, je n’ai pas plus d’explications
pour éclairer comment cela est
possible et surtout comment il se fait
que nous puissions aller chercher dans
le nagual, au cours d’un rêve conscient,
des alternatives de scénario de vie,
comment aller y chercher des changements intérieurs
qui vont se réaliser pour
améliorer notre vie.
Tout ce que je sais, c’est que ma volonté de changement
intérieur
est devenue beaucoup plus efficace
depuis que je visite de plus en
plus mon nagual.
Il semble que la difficulté de comprendre tout cela réside
dans le fait que dans ce monde-ci règne la matière,
les choses et les êtres
sont de chair et d’os
mais tout cela n’est-il pas justement la preuve
de cette
extraordinaire capacité de création que possède notre conscience,
de création
véritable, veux-je dire , d’incarnation instantanée de nous-mêmes
et de tout
notre environnement.
Vivre serait cela,
vivre c’est-à-dire être doté d’une conscience qui sait qu’elle vit,
serait la
manifestation rendue inconsciente,
banale,
de créer tout ce qui est vécu et pas seulement d’être là jusqu’à ce que nous décidions,
soit par la souffrance
soit par pure curiosité,
de changer
profondément l’utilisation que nous
faisons de notre attention.
A la
question: « pourquoi rêvons-nous?» les chamanes répondent donc:
«nous rêvons pour nous réveiller
à
la puissance créatrice de la conscience qui est en nous…»
ce qui est un
paradoxe amusant!
«Et à
quoi peut servir cette puissance créatrice ?» rétorquera peut-être le
lecteur.
A cette
question , il y a plusieurs réponses:
d’abord, s’autoguérir devient
possible
avec
l’intention développée pour parvenir à
rêver.
Guérir les autres, ( moins
promoteur pour l’humanité car cela ,
on l’a déjà vu, entraîne
l’assistanat puis l’exploitation de celui-ci).
Enfin nous rêvons pour
accéder à une liberté d’utiliser notre conscience
dans
une gamme plus large de possibilités
dans un but uniquement ludique et gratifiant
( ce que les chamanes
toltèques
appellent: la navigation de l’esprit dans l’infini).
Concernant
la nature profonde de la réalité, matérielle ou/et psychique,
la
physique quantique vient tout
doucement à la rencontre du
chamanisme:
doutant fortement qu’il y a quelque chose de matériel
derrière la matière,
elle fait dire à un
grand mathématicien et physicien , Lord Eddington:
« il se pourrait que tout
cet univers ne soit que mental».
Les états potentiels du monde physique, à
l’échelle de l’infiniment petit,
d’où le regard du témoin, tire, par sa seule présence,
une réalité concrète comme
l’affirme la physique quantique
décrivant ainsi tout le processus
de la rencontre du sujet et de la
réalité soi-disant objective,
font penser, d’une façon troublante, au nagual
d’où le rêveur va extraire
une alternative de scénario de vie plus conforme
à
sa recherche d’épanouissement personnel
et d’où, de façon plus merveilleuse
encore,
nous tirons sans doute notre propre existence incarnée,
le rêve que
nous avons privilégié à la naissance ,
celui que nous appelons «
La Réalité» et que nous croyons être
la seule de nous-mêmes.
Pour
conclure, je citerai cette phrase connue
mais pas toujours comprise d’un sage
et chamane aborigène:
« en devenant conscient que tu rêves ta réalité,
tu deviens capable de
réaliser tes rêves ».
S’intéresser
et s’approcher du
chamanisme, pour l’homme moderne,
perdu dans un matérialisme
destructeur et stérile,
ne serait-il pas la meilleure façon de s’éveiller ,
pour lui comme individu
et pour la
survie de la planète ,
au fait que
rêve
et réalité sont les deux faces d’une même chose
et qu’en prendre
conscience pourrait bien le débarrasser
de toutes les compensations
matérialistes toxiques
que le stress fondamental lié à son ignorance de cette chose,
le pousse à vivre ?
.