Jeudi 18 Juillet 2019
Lorsque, comme je vais le faire dans ce livre, je raconte une histoire,
il se trouve toujours des gens pour s'exclamer :
- Quelle imagination vous avez !
Je leur demande alors :
Non seulement la mienne, mais aussi la sienne, la vôtre, la leur ?
Et tous, à peu près de la même façon, expliquent :
L'imagination serait un lobe du cerveau,
particulièrement développé chez des êtres privilégiés,
au nombre desquels on range le romancier.
Ou même : l'imagination serait comme un viscère supplémentaire,
toujours logé dans la boîte crânienne,
particulièrement chez les dolichocéphales,
qui y ont plus de place que les autres.
Un viscère, donc, ou une glande, une moelle, vivant d'une vie propre,
et qui se met spontanément à secréter, sous certaines influences,
un produit étrange, assez monstrueux et suspect,
pourtant proprement miraculeux et,
de toute façon, indubitablement spontané.
On assisterait donc là à une véritable "création spontanée".
L'on a, ou l'on n'a pas, cette glande.
Ou bien elle est minuscule, ratatinée dans un coin, atrophiée et stérile,
et l'on a bien de la peine alors à raconter les choses les plus simples,
par exemple comment on a fait son café, le matin même.
Ou bien elle est énorme, cette glande, et prolifère, incontrôlable,
et alors on écrit des romans, on raconte des histoires,
en recueillant ce qu'elle vous dicte profusément.
Et même, on n'a qu'à s'asseoir tout simplement à son écritoire,
à saisir sa plume et à prendre la position d'écrire,
et aussitôt ladite glande se met à fonctionner.
On n'a plus qu'à laisser faire, en somme,
la main qui tient la plume.
Si la glande est énorme et sa sécrétion immense,
on est un puissant romancier.
Si elle est petite, regrignée et chichiteuse,
on est un méchant grimaud, un barbouilleur de papier, un cuistre,
un écrivain sans souffle et sans talent.
Et si elle n'existe pas, on est un homme normal et un bon citoyen,
qui prend plaisir à écouter et à lire
ceux qui en ont une et qui savent s'en servir.
Eh bien , tout cela, braves gens,
me semble absolument stupide,
et bien loin de la vérité !
Pour moi, l'imagination, c'est une espèce de grand réceptacle,
un réservoir qui serait alimenté mystérieusement
(le mystère n'est qu'apparent)
par une infinité de rivières, de ruisseaux, de ruisselets,
de suintements, de résurgences.
Oui, c'est cela : de résurgences, de débits variables
et de provenances diverses,
qui viennent de très près ou de très loin,
se rassembler dans le réservoir
jusqu'à le faire déborder et, inexorablement,
à crever ses digues et à se vider.
Et alors, c'est "l'oeuvre" - écrite, parlée ou pensée -
qui se répand comme une inondation.
Mais que seraient ces ruisseaux, ces résurgences qui l'alimentent ?
A me regarder écrire et à m'entendre raconter mes histoires
j'acquiers de plus en plus la certitude que je rencontre mes personnages,
ou plutôt qu'ils me rencontrent, me parlent,
et même empruntent ma feuille blanche,
ou ma voix, ou même mon corps.
Ils viennent de très près, d'hier
-d'autres fois de très loin et du fond des temps...
Ils me disent leurs faits et gestes, leurs pensées...
Dans une sorte de rêve, cela se situe toujours,
au petit jour, entre sommeil et réveil,
je suis ce Jehan le Tonnerre que j'ai accueilli en moi, un jour,
alors que, du haut de la "friche aux Moines", je regardais,
dans la petite vallée de l'Arvault, la croix celtique qui se détachait,
claire sur le velours vert de la forêt, au pinacle de l'abside
de la très vieille église abbatiale de Labussière,
construite par Saint Bernard, dans la montagne bourguignonne.
Ce Jehan le Tonnerre s'est imposé à moi, avec ses frères et soeurs
et je l'ai vu, cueillant les noisettes.
Je l'ai vu rencontrer le Vieux Prophète, et en quelque sorte,
j'ai vu avec ses yeux et parlé avec sa bouche, au point que j'ai pensé,
et je le pense encore, que j'étais lui, qu'il était moi.
(...)
J'ai alors pensé que j'étais le "retour" de Jehan le Tonnerre,
à sept cents ans de distance, dans le cercle d'Abred.
J'en ai même eu la certitude, car tout ce que je raconte dans ce livre
était, dans mon esprit, si clair, si net, tous les gestes de Jehan le Tonnerre
et des gens de son entourage étaient si logiques et si vraisemblables,
même les problèmes de géométrie dans l'espace,
auxquels je n'ai moi-même porté aucune attention, dans ma vie
et qui se sont résolus avec une facilité étonnante,
même les observations du Prophète
sur des gens, des pays, des édifices que je n'ai jamais vus,
étaient si lumineux, si précis et si exacts
que j'en suis amené à penser, en somme,
que je les ai vraiment vus, touchés, respirés,
avec les yeux, les mains, les poumons de Jehan le Tonnerre.
Car autrement, comment expliquer ces coïncidences curieuses,
ces documents révélés, ces constatations inattendues et paradoxales,
ces précisions confondantes sur une époque si différente de la nôtre,
dans un milieu et dans un monde de pensée que je ne soupçonnais même pas,
et qui m'ont été comme dictés par la voix de Jehan le Tonnerre,
dans mon rêve que voici.
Mais pourquoi ai-je décidé de le raconter?
Et pourquoi, ai-je mis, à le raconter, exactement le même temps (quatre ans)
qui s'est écoulé entre le début et la fin de l'aventure singulière de Jehan le Tonnerre,
le petit essarteur de la Communauté civile de Saint-Gall, en Bourgogne ?
.
Henri Vincenot
Préface du livre
"Les étoiles de Compostelle"
(1982)