Vendredi 17 mai 2019
Dans son livre de souvenirs, "Ma vie", C.G. Jung relate une vision
qu'il eut à la sortie de l'enfance, à l'âge de douze ans :
qu'il eut à la sortie de l'enfance, à l'âge de douze ans :
Par un beau matin d'été de cette année 1887, en revenant du collège à midi, je passais sur la place de la cathédrale. Le ciel était merveilleusement bleu dans la rayonnante clarté du soleil. Le toit de la cathédrale scintillait. Le soleil se reflétait dans les tuiles neuves, vernies et chatoyantes. j'étais bouleversé par la beauté de ce spectacle et je pensais : "Le monde est beau, l'église est belle et Dieu a créé tout ça et il siège au-dessus, tout là-haut dans le ciel bleu sur un trône d'or..."
Là-dessus, un trou, et j'éprouvais un malaise étouffant. J'étais comme paralysé et je ne savais qu'une chose : maintenant, surtout ne pas continuer de penser !
Quelque chose de terrible risque de se passer ; je ne veux pas le penser; il ne faut absolument pas que je m'en approche. Pourquoi pas ? Parce que tu ne commettrais le plus grand péché qui soit. Quel est ce plus grand péché ? Un meurtre ? Non ! Ce ne peut pas être ça ! Le plus grand péché est celui qu'on commet contre le Saint-Esprit et pour lequel il n'y a pas de pardon. Qui le commet est condamné à l'enfer pour l'éternité. Vrai, ce serait trop triste pour mes parents que leur fils unique, à qui ils sont tellement attachés, soit condamné à la damnation éternelle. je ne peux pas faire ça à mes parents. A aucun prix , je ne dois continuer de penser à ça."
C'était plus facile à dire qu'à faire. Sur le long trajet de la maison, j'essayai de penser à toutes sortes de choses, mais je m'aperçus que mes pensées revenaient toujours à la belle cathédrale que j'aimais tant et au Bon Dieu assis sur son trône, pour s'en détourner à nouveau brusquement, comme sous le choc d'une décharge électrique. Je me répétais toujours : "Surtout ne pas y penser ! Surtout ne pas y penser ! "
J'arrivai à la maison entièrement défait. Ma mère remarqua mon désarroi : "Qu'as-tu ? Que s'est-il passé à l'école ?" Je pus sans mentir lui assurer que rien ne s'y était passé;
pourtant, je pensais que ma mère m'aiderait peut-être si je lui confessais la vraie raison de mon trouble ; mais alors il m'aurait fallu faire ce qui précisément me paraissait impossible : conduire ma pensée jusqu'à son terme. Elle ne soupçonnait rien, la bonne maman, et il lui était impossible de savoir que je courais le plus grand des dangers, celui de commettre l'impardonnable péché et de me précipiter dans l'enfer. Je repoussai l'idée d'un aveu et m'efforçai de me comporter autant que possible de façon à ne pas attirer l'attention.
Je dormis mal cette nuit-là ; l'idée défendue et que j'ignorais s'efforçait toujours de revenir et je luttais désespérément pour la chasser. Les deux jours qui suivirent furent pleins de tourments et ma mère était persuadée que j'étais malade. Je résistai à la tentation de me confesser et l'idée qu'en cédant je causerais à mes parents le plus grand chagrin me fut d'un grand secours.
Mais durant la troisième nuit, mon tourment devint si grand que je ne savais plus que faire. Je m'étais réveillé d'un sommeil agité et me surpris à penser encore à la cathédrale et au Bon Dieu. J'étais presque sur le point de laisser ma pensée se poursuivre. je sentais que ma force de résistance faiblissait ! Je suais d'angoisse et je m'assis sur mon lit pour chasser le sommeil : "Maintenant ça vient. Maintenant, c'est sérieux ! Il faut que je pense. Il faut tout d'abord poursuivre ma pensée.
Mais pourquoi dois-je penser ce que j'ignore ? Par Dieu, je ne le veux pas du tout, c'est bien certain ! Mais qui le veut ? Qui veut me contraindre à penser ce que j'ignore et que je ne veux pas ? D'où vient cette terrible volonté ? Et pourquoi faut-il que ce soit moi précisément qui lui sois soumis ? Je n'ai jamais eu que louange et vénération pour le Créateur de ce monde magnifique. Je lui étais reconnaissant de ce don inappréciable; alors pourquoi faut-il que ce soit moi qui sois obligé de penser un mal inconcevable ? Je n'en sais vraiment rien car je ne puis ni ne dois m'aventurer au voisinage de cette idée sans risquer d'être obligé d'y penser immédiatement. je ne l'ai ni fait ni voulu. C'est venu vers moi comme un mauvais rêve.
D'où peuvent venir de semblables phénomènes ? Cela m'est arrivé sans que j'y participe. Comment ? Car, enfin, je ne me suis pas créé moi-même, je suis venu au monde tel que Dieu m'a fait, c'est-à-dire tel que je suis issu de mes parents. Ou bien est-ce que mes parents ont voulu cela ? De toute façon, mes bons parents n'auraient jamais eu de telles pensées. Jamais ils n'auraient eu l'idée de pareille infamie. "
(...)
"Que veut Dieu ? Que j'agisse ou que je n'agisse pas ? Il faut que je trouve ce que Dieu veut, et ce qu'il exige précisément maintenant de moi."
Je savais très bien que, d'après la morale conventionnelle, il était naturel d'éviter le péché. C'était ce que j'avais fait jusqu'à présent et je savais que je ne pouvais pas continuer à le faire. Mon sommeil troublé et la détresse de mon âme m'avaient tellement abattu que ma volonté de ne pas penser était devenue une crispation insupportable. Cela ne pouvait pas durer. Mais il m'était impossible de céder avant d'avoir compris quelle était la volonté de Dieu et quelles étaient ses Intentions, car j'étais sûr qu'Il était l'instigateur de ces difficultés désespérées.
Il est étonnant que, pas un instant , je n'aie pensé que le diable aurait pu me jouer un tel tour. Dans mon état d'esprit d'alors, il ne tenait qu'un rôle insignifiant et il était sans puissance vis-à-vis de Dieu. A peu près au moment où je m'évadais du brouillard pour devenir moi-même, l'unité, la grandeur et la surhumanité de Dieu avaient commencé à préoccuper mon imagination. Il était hors de doute, pour moi, que Dieu m'imposait une épreuve décisive et que l'essentiel était de le comprendre convenablement. Je savais, certes, qu'il me serait finalement demandé de céder, mais il ne fallait pas que cela se produisît sans que je comprisse, car il y allait du salut éternel de mon âme :
"Dieu sait que je ne puis résister plus longtemps, et Il ne vient pas à mon aide, bien que je sois sur le point de succomber au péché pour lequel il n'y a point de pardon. Etant donné sa toute-puissance, Il lui serait facile de m'enlever cette contrainte. Or il ne le fait pas. Serait-ce qu'Il veut mettre mon obéissance à l'épreuve en m'imposant la tâche extraordinaire de faire ce contre quoi je me cabre de toutes mes forces, parce que j'ai peur de la damnation éternelle ? Car ce serait pécher contre mon propre jugement moral, contre les enseignements de ma religion et même contre son propre commandement.
Serait-il possible que Dieu veuille voir si je suis à même d'obéir à Sa volonté bien que ma foi et mon intelligence me fassent craindre l'enfer et la damnation ? Cela pourrait être ! Mais ce ne sont que des idées à moi. Je peux me tromper, je ne puis me hasarder à avoir une elle confiance en mes propres réflexions. Il faut que je repense tout cela."
Mais j'en revins à la même conclusion. "Dieu, à ce qu'il me semble,veut également mon courage", pensai-je. S'il en est ainsi et que je réussisse, il me donnera Sa grâce et Sa lumière. "
Je rassemblai mon courage,
comme si j'avais eu à sauter dans le feu des enfers,
et je laissai émerger l'idée :
Devant mes yeux se dresse la belle cathédrale
et au-dessus d'elle le ciel bleu;
Dieu est assis sur son trône d'or très haut au-dessus du monde
et de dessous le trône un énorme excrément
tombe sur le toit neuf et chatoyant de l'église ;
il le met en pièces et fait éclater les murs.
C'était donc cela ! Je ressentis un immense allégement et une indescriptible délivrance ;
au lieu de la damnation attendue, c'était la grâce qui était descendue sur moi et avec elle une indicible félicité, comme je n'en avais jamais connue. Je versai des larmes de bonheur et de reconnaissance parce que la sagesse et la bonté de Dieu m'avaient été dévoilées, après que j'avais succombé à son impitoyable rigueur. J'eus l'impression d'une illumination. Bien des choses s'éclairèrent pour moi que je n'avais pu comprendre auparavant;
J'avais fait l'expérience de ce que mon père (*) n'avait pas saisi la volonté de Dieu à laquelle il s'opposait à partir des meilleures raisons et à partir de la foi la plus profonde. C'est pourquoi il n'avait jamais vécu le miracle de la grâce, qui guérit et qui rend tout compréhensible. Il avait pris pour règle de conduite les commandements de la Bible; il croyait en Dieu, mais comme ses pères le lui avaient enseigné. mais il ne connaissait pas le Dieu vivant, immédiat, qui se tient tout-puissant et libre au-dessus de la Bible et de l'Eglise, qui appelle l'homme à sa liberté et qui peut aussi le contraindre à renoncer à ses propres opinions et convictions pour accomplir sans réserve Sa volonté.
Lorsqu'il met à l'épreuve le courage de l'homme, Dieu ne se laisse pas influencer par les traditions, si sacrées soient-elles.
(...)
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C.G. Jung
"Ma vie"
(*) Note : le père de Jung était pasteur ainsi que plusieurs de ses oncles.
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