jeudi 18 avril 2019

La vision de Boèce : "Dame Philosophie"

Jeudi 18 avril 2019


Médaillon central  situé sur le porche 
de Notre-Dame de Paris
 (aux pieds du Christ)




Après quelques recherches,
j'ai découvert  que cette représentation,
souvent appelée "L'échelle des philosophes",
aurait pour origine une "vision" de Boèce (Boethius)
l'un des plus éminents auteurs du Moyen-Âge.


Cette vision  date de l'an 524,
et en voici la description détaillée :

Boèce, emprisonné, et injustement condamné à mort,
rédige, entre deux séances de torture,
et dans l'attente de sa fin tragique,
son testament philosophique et autobiographique
 "Consolatio".

Il y décrit l'arrivée de la Philosophie auprès de lui...
sous la forme d'une femme qui vient le "consoler"...

Elle est comme une sorte de Reine céleste :

" ... elle avait des yeux ardents et plus perçants 
que la vision du commun des hommes, 
son teint était vif et sa vigueur inépuisable, 
bien qu'elle fût si chargée de siècles 
qu'il était impossible de la croire de notre temps ...


... tantôt le sommet de sa tête semblait frapper le ciel 
et comme elle se dressait fort haut, 
elle pénétrait aussi le ciel lui-même 
et trompait la vue et les regards. 

Les vêtements étaient fait de fils très fins, 
avec un art subtil et dans une matière indestructible ... 
elle les avait elle-même tissés de ses propres mains...

on lisait en grec, brodés sur le bord, 
tout en bas, un Pi, tout en haut un Theta (1) 
et entre les deux lettres on voyait, à la manière d'une échelle, 
des sortes de degrés marqué d'un signe qui permettaient 
l'ascension du caractère inférieur au caractère supérieur ... 

Elle tenait de la main droite des opuscules, 
un sceptre de la main gauche." (*)

(1) "Pi est l'initiale, en grec, de Philosophie pratique 
et Théta l'initiale de Philosophie théorique, c'est-à-dire contemplative." 

Jean-Yves Tilliette, in "Boèce, La Consolation Philosophique" p.14, 
édition Les Belles Lettres, Livre de Poche, 2008.


Cette description prouve que Boèce est le père 
de cette représentation lapidaire célèbre  :
on peut en effet constater que le médaillon
reprend point par point les détails du texte. 

On retrouve plusieurs fois cette représentation
dans nos cathédrales, sous forme de vitrail 
ou de bas-relief de pierre, du XIIIe au XIXe siècle.



La cathédrale de Sens
possède sa propre représentation de la Philosophie
selon la vision de Boèce :
 On peut d'ailleurs y observer les deux lettres lettres grecques
présentes sur la robe sous forme de motifs décoratifs


 
On la retrouve aussi,
parfaitement reconnaissable,
dans la rosace nord de la cathédrale de Laon




"La rose Nord de la cathédrale Notre-Dame de Laon 
est une des premières roses du gothique,
 dessinée par des ouvertures dans le mur. 
Elle est composée d’un médaillon central
 et de huit médaillons périphériques. 
Ils représentent les sept arts libéraux, 
(+ la médecine)
étudiés à l’école épiscopale de Laon, 
entourant la sagesse ou philosophie 
acquise par cet enseignement. 

Laon était une université importante et reconnue au Moyen-Âge. 
Les Arts libéraux se déclinent en l’étude des mots 
(rhétorique, grammaire et dialectique) 
qui prépare à l’étude des choses 
(astronomie, arithmétique, géométrie et musique)."




Sur la photo de la cathédrale Notre-Dame de Paris,
on retrouve aussi les mêmes arts libéraux :

la Philosophie est assise, au centre du pilier. 
Elle est entourée à gauche de la Médecine et à droite de l'Astronomie. 
La Musique et la Grammaire se trouvent sur son côté droit, non visibles ici. 
La Dialectique et la Géométrie font le pendant, sur le côté gauche.

Ces disciplines de l'esprit sont les barreaux de l'échelle 
qui nous permettent de monter du bas de la robe de la Philosophie
 - le monde des choses matérielles - 
au haut de sa robe 
- la compréhension de l'esprit, la sagesse.



 Détail du manuscrit de la "Consolatio" de Boèce, 
 appartenant à Louis de Gruugthuse.


Inscriptions sur les sept marches 
(qui remplacent l'échelle habituelle) :
Grammaire, Logique, Rhétorique, Musique, 
Arithmétique, Géométrie, Astronomie


"Dame Philosophie, assise, 
présente ses seins à deux personnes âgés. 
Le message est le même. 
Ici, la Philosophie, 
composée du Trivium et du Quadrivium, 
est l'escalier à sept marches qui permet de passer 
du monde matériel, quotidien, 
au monde de l'abstraction, de l'intelligence, de la compréhension
 auxquels doivent s'abreuver les assoiffés de connaissance, 
les chercheurs de sagesse."


D'après deux articles  :
ICI et LA




Enfin, il existe un beau texte de Basile Valentin  
(alchimiste du XVème siècle)

dans lequel il décrit ces différents "arts".
Il les met en rapport avec les planètes (astrologie)
et les déclare tous sous l'égide de la reine Vénus...
qu'il place même "au-dessus" du Soleil !

(pour le lire, cliquer sur le lien)



Vénus

Il semblerait donc bien que, pendant très longtemps, 
et jusqu'à l'époque greco-romaine, 
ce fut une figure féminine 
(Reine céleste ou Dame Philosophie... 
Vénus, Cybèle ou... Sophia )
qui fut associée aux principales  Connaissances.


Et je trouve particulièrement intéressant de (re)découvrir 
que le Féminin Sacré ne renvoie pas uniquement
aux qualités considérées actuellement comme "féminines"
(émotions, beauté, séduction, douceur, compassion... etc)
mais qu'il peut, aussi, être synonyme de  "Savoir" et  de "Sagesse".


Sophia d'Ephèse

La Philosophie (étymologiquement : "Amour de la Sagesse"),
au sens où les Anciens l'entendaient n'a donc pas grand-chose à voir
avec cette discipline austère et hyper-rationnelle, 
cette "activité d'intellectuels" détachés du monde et de la réalité,
qu'elle évoque pour  nous aujourd'hui  :
elle est pour eux "Sagesse éternelle",
une Sagesse transcendante et pourtant à visage humain,
qui règne sans partage sur toutes les autres disciplines...

Plus que "Savoir", elle est Connaissance profonde, 
c'est-à-dire Savoir "incarné", "personnifié",
et elle est  "Reine céleste", "Dame du Ciel",
Mère de toutes les Sciences, Mère nourricière
distribuant généreusement  les dons de l'esprit
et le "lait" de la Connaissance
à ceux qui la cherchent ou qui l'invoquent.

Elle n'est pas Sagesse "morte" ou "figée", 
elle est "Sagesse vivante"...
elle est "dynamisme transformant".
C'est d'une semblable figure archétypale de Sagesse
 dont parlait sans cesse Etienne Perrot 
(un traducteur et continuateur de C.G. Jung) :
Il l'appelait également "Mère Alchimie", "Mère Nature",
"Sagesse divine" ou "Sainte Chronicité", 
autant de noms différents pour parler d'une même chose,
(ou plutôt d'une même  personne), 
multiple et complexe...
car "actuelle" et "vivante"...




Voilà ce qu'il disait dans son livre 
"Le jardin de la Reine" (p 263) :

" Je l'ai dit et écrit voici bien longtemps 
et la réalité ne cesse de nous le prouver : 
le temps n'est plus de vénérer les grimoires
 et de les manier avec un religieux respect.
(...) 

(Certains) veulent persuader le public 
que la science est contenue dans des livres sacrés, 
incompréhensibles et inaccessibles, 
dont ils sont seuls à posséder le secret.

Ces livres n'étaient que des figures. 
Ils ont vieilli et leurs feuilles tombent en poussière.
Le livre vivant est en vous.
Et il est d'abord en vous !
Apprenez donc à regarder !"
.





Le rêve de Diane, ("La femme et le grimoire")
sur lequel nous nous sommes penchés récemment,
nous emmène dans cette même direction :
il nous montre une figure de "Dame Céleste"
qui "lâche" soudain les "vieux grimoires" 
et qui se présente comme la "seule héritière", 
la seule détentrice de ces "Connaissances 
qui remontent à la nuit des Temps".

D'après les messages de notre inconscient,
il semblerait donc que "Dame Philosophie" ou "Sophia",
que certains nomment aussi "l'Âme du monde"
 soit toujours bien vivante
...et qu'elle se rappelle à notre bon souvenir, 
nous rappelant encore et encore 
que la seule Connaissance qui vaille
n'est pas la Connaissance livresque,
mais la connaissance intérieure, 
celle qui "vit" en nous...


Cette "Dame" à la sagesse immémoriale
nous parle tout bas et sans relâche
au travers de nos rêves, de nos intuitions
et des synchronicités du quotidien...

Saurons-nous l'écouter ?
 

La Licorne


  
(*) Il semblerait que la traduction 
du texte de la "vision" de Boèce 
présentée au début de cet article
ne soit pas tout à fait complète...
Vous en trouverez une autre version, 
enrichie de certains détails supplémentaires
ICI  ou ci-dessous :



"Les traits de son visage inspirent le plus profond respect; 
il y avait de la lumière dans son regard 
et on sentait qu'il pénétrait plus avant 
que celui des mortels;
elle avait la couleur de la vie et de la jeunesse 
quoique qu'on vit qu'elle était pleine de jours 
et que son âge ne pouvait se mesurer au nôtre. 

Quant à sa taille on ne s'en faisait pas une idée nette 
car tantôt elle restreignait sa stature aux proportions humaines, 
tantôt le haut de sa tête semblait frapper le ciel, 
tantôt sa tête encore plus hautaine pénétrait dans le ciel lui-même 
et dispa­raissait au regard curieux des hommes. 

Ses vêtements tissés avec un art savant étaient faits 
de fils subtils et incorruptibles : 
elle m'apprit elle-même plus tard 
qu'elle les avait tissés de sa main.


Mais le temps qui ternit toutes les oeuvres d'art 
avait éteint leurs couleurs et dissimulait leur beauté. 
Sur la frange du bas était tissé la lettre grecque (pi)
 et sur la bordure du haut la lettre (théta).

Pour aller de l'une à l'autre il y avait une série 
de degrés successifs représentés qui ressemblaient à une échelle
 conduisant des éléments inférieurs aux éléments supérieurs.. 

On voyait que ses vêtements avaient été déchirés violemment
 par des mains qui avaient arraché tout ce qu'elles avaient pu. 
De la main droite elle portait des livres 
et de la main gauche un sceptre".




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