Rêver,
au sens d'avoir pendant le sommeil l'esprit occupé à des images,
à des actions identifiables ou confuses, est un mot neuf.
Il n'a commencé à s'imposer qu'à partir des années 1650.
Descartes note « faire des rêves en dormant » (1649)
et Pascal écrit dans une acception tout à fait moderne :
« Il me semble que je rêve » (1656).
Alors que dans la tragédie classique, jusqu'à Racine et même au-delà,
les héros continuent à songer, dans la prose des philosophes et des moralistes
on commence à rêver.
Le mot rêve prendra en charge, au XVIIIe siècle,
tous les aspects et tous les moments de l'expérience :
le surgissement de la vision, les indices que laisse entrevoir le corps endormi,
le souvenir que l'esprit en conserve et, bien sûr,
le récit que l'on peut en donner par la suite.
Le phénomène est bien caractérisé, il n'est même pas propre à l'homme :
« Non seulement les rossignols dorment, écrit Buffon,
mais ils rêvent et d'un rêve de rossignol
car on les entend gazouiller à demi-voix et chanter tout bas. »
Cette spectaculaire substitution lexicale a été,
au cours du Moyen Age, précédée par une autre.
Songer a évincé pantaiser qui, à la Renaissance,
n'a plus que le sens de « suffoquer »
et dont il ne reste aujourd'hui que l'adjectif pantois.
Mais songer comme pantaiser n'offriront pas très longue résistance,
même dans les dialectes d'oc.
La carte 1695 de l'Atlas linguistique de la France fait, à la fin du XIXe siècle,
le point sur une invasion lente mais irrésistible (Gilliéron et Edmont 1902).
Partout dans le Sud, revar, à l'occitane, est en passe de déloger pantaisar et somiar,
où, du moins, le français rêve, de plus en plus préféré à tout autre terme,
provoque d'importants remaniements, lexicaux et sémantiques, dans ce domaine.
Ainsi en pays de Sault, dans un dialecte languedocien des Pyrénées,
l'ancien pantaisar signifie aujourd'hui « haleter », « perdre le souffle » ;
somiar, c'est à la fois dormir et rêver,
mais le seul substantif en usage est rêve, à la française.
« Ai somiat un rêve » est l'équivalent exact de « j'ai fait un rêve ».
Comment comprendre ces mouvements du vocabulaire,
que donnent-ils à penser aujourd'hui ?
Comme cette innovation est contemporaine de l'émergence de l'étymologie –
qui, à l'ombre de la « grammaire générale » classique,
décrit les accidents de l'histoire des racines linguistiques –,
l'énigme de rêve a tout de suite suscité maintes spéculations.
Et la raison immédiate de cette curiosité est assez évidente.
Alors que les autres langues romanes restaient fidèles à somnium,
la racine latine à qui l'on doit à la fois sommeil et songe
– sueño en castillan, sogno en italien –,
alors que l'on reconnaissait dans le vieux pantaiser la famille de phantasia,
l'imagination grecque, rêve était vraiment un mot sans pedigree,
peut-être sorti tout cru du parler ordinaire.
Bien sûr, cette forme sonore n'était pas inconnue, mais avec des contenus autres.
Un sens médiéval – dire des choses extravagantes,
tenir des propos sans suite, déraisonner – n'est pas oublié au XVIIe siècle,
et derrière celui-ci un autre, plus concret, se profile.
Rêver signifia longtemps, en effet,
aller de-ci de-là, à l'aventure, rôder, s'amuser, traîner ;
le rêveur est, à la fin du Moyen Age, un coureur de jupons,
un masque qui va de nuit dans les bandes du carnaval.
Il nous est aujourd'hui loisible de reconstituer une sorte de cheminement
qui a conduit de l'errance physique au délire des mots, au trouble de la pensée
puis à la réflexion (« rêver de »), à la méditation qui rend absent du monde
et, enfin et exclusivement désormais, à l'expérience nocturne de l'esprit.
Cela pour le verbe dont l'âge classique fixe le sens.
En revanche, les substantifs gardent encore quelque temps
des rémanences de significations autres :
selon Furetière, dans son Dictionnaire... de 1694,
rêve « ne se dit guères que des songes des malades qui ont le cerveau aliéné »
et, jusqu'à Rousseau, le mot rêveur connote un tempérament mélancolique.
Ce que nous percevons comme une logique évolution sémantique
a-t-il alors quelque peu éclairé les quêteurs d'étymologies ?
Certainement pas.
Ceux-ci, en effet, quand s'affermit leur discipline,
s'efforcent d'abord d'isoler une matière sonore – la racine –,
porteuse dans l'histoire d'un seul et même sens.
Or la palette assez diverse des acceptions du mot rêve ne peut
qu'ouvrir des horizons confus, improbables.
Aussi Ménage, dès la première édition de son Dictionnaire étymologique, en 1694,
s'attarde-t-il sur ce petit monstre linguistique,
mal venu au jardin des racines gréco-latines
qui désignent les facultés de l'âme et les activités de l'esprit.
Relisons le bel article qu'il lui consacre.
En faisant flèche de tout bois, il donne rétrospectivement
le sentiment de prémonitions étranges concernant, il est vrai,
plus le rêve comme phénomène
que l'étymologie du mot décidément fort obscure :
« Rêver est de difficile origine.
Périon et Tripault le dérivent de rembein, vacillare,
et Nicot fait mention de cette étymologie.
Le père Labbe [...] le dérive de revidere ou de deviare [...].
J'ai cru autrefois qu'il pouvait venir de repuare, rêver [...].
Rêver, c'est proprement rebrousser chemin vers l'enfance.
Ainsi ce mot pourrait bien venir de reviare, retourner sur ses pas »
(Ménage 1750, II : 400).
L'incertitude s'installe. Elle ne s'apaisera pas avant le xxe siècle.
Dans les années 30, qui connaissent une vive reprise du débat,
on ne peut qu'énumérer d'abord la longue liste des hypothèses défuntes :
pas moins d'une vingtaine qui ajoutent à l'épaisseur du mystère.
Pourtant, on s'appuie alors sur une meilleure connaissance des formes anciennes et dialectales
et sur une considération attentive du sens et de l'usage de chaque terme.
Lois du changement phonétique et logique de l'évolution sémantique
doivent pouvoir servir de guides, de garde-fous sur la voie d'une élucidation acceptable.
Or, sur le plan strictement étymologique, il n'en est rien.
De scrupuleux savants continuent à lancer des racines
qui ne résistent jamais à leurs mutuelles critiques.
On peut en saluer quelques-unes au passage :
le latin médiéval revehi
qui signifierait « être transporté loin de la vie par le rêve »,
un descendant de l'adjectif *refragu (de la famille de *naufragu),
un verbe francique *hreuwan qui signifie « affliger »...
Les choses semblent s'éclairer plus durablement au printemps de 1936
quand paraît l'article de Jakob Jud qui établit, dès le titre –
« Rêver et desver » – un lien déjà pressenti par Ménage
mais dont il va s'efforcer de tirer toutes les conséquences.
Au XIIe siècle, alors même que resver signifie bien « être égaré »,
au sens propre et au sens figuré, le desver,
dans le théâtre d'Adam de la Halle par exemple,
c'est le fol, « celui qui a perdu l'esprit ».
De cette signification demeurent de fortes traces dans les dialectes d'oïl,
dans l'est et le nord de la France, où un dérivé endêver
couvre un champ sémantique assez vaste allant de « taquiner »
à « vexer, faire enrager, endiabler ».
Quant à l'endévé, c'est le fou et, avec une petite variation phonétique
sur laquelle nous reviendrons, l'endové c'est l'endormi.
Tous ces mots contiennent un radical unique et stable :
dans rêver, desver et endèver il y a *esver.
La solution semble à portée de main.
D'où vient ce verbe inconnu ?
Tout simplement, affirme Jud, de vagare,
par ailleurs si richement préfixé en français
(di-vagare, extra-vagare, gyro-vagare).
On peut donc poser un *ex-vagare qui aurait donné *esver.
L'affaire semblait entendue.
Cependant, un demi-siècle plus tard, Pierre Guiraud contestera
non les grandes lignes de ce raisonnement mais l'étymon choisi,
inacceptable sur le plan de l'évolution phonétique :
*ex-vagare aurait dû aboutir à *esvier.
Pour lui les choses sont plus complexes.
Il y aurait d'une part un rabare (de rabiare, « être en rage »)
qui a donné le verbe provençal ravar, « délirer »
et, d'autre part, un exvadere, qui signifie « sortir, s'échapper, s'évader »,
re-exvadere donnant rêver.
Et les deux verbes raver et rêver auraient comme additionné leurs sens,
au délire de l'enragé se serait ajoutée l'évasion de l'esprit.
Sur le strict plan philologique,
on ne peut que rejoindre la conclusion d'Alain Rey :
« Les deux hypothèses, vraisemblables et ingénieuses,
reposent sur des reconstitutions invérifiables. »
Il n'en reste pas moins que cette chasse étymologique,
dont la proie semble sans relâche échapper,
a parcouru puis exploré les moindres recoins d'un territoire
qui englobe un entrecroisement d'expériences de l'esprit.
Si la source reste – et sans doute restera à jamais – inaccessible,
en revanche les mouvements, parfois conjugués, parfois divergents,
de la signification révèlent et unifient un paysage.
Tous ces verbes composent en effet le tableau d'un comportement rêveur particulier.
On s'évade, on est transporté hors de soi
– c'est le sens du latin vehere où l'on a voulu voir un moment une clé –,
on vagabonde, on délire...
Dans leur récurrence, ces mots énoncent au fil des siècles
une représentation cohérente et homogène du rêve.
Seul le lien rétabli entre lexique et pratiques
peut maintenant nous permettre de la préciser.
Donc le mot rêve, par ses cousinages lexicaux
et l'éventail de ses emplois au cours de l'histoire
qui précède sa fixation et son hégémonie,
renvoie à une théorie particulière de l'activité qu'il désigne.
Songe n'est au fond qu'une qualité du sommeil,
rêve c'est déjà toute la complexité d'une conception
plurielle et dynamique de la personne.
(...)