Mardi 23 janvier 2018
Ethnographie du rêve en Mongolie
En Mongolie, la signification des rêves ne relève guère du domaine privé.
Les rêves sont censés concerner des faits réels, à l'existence bien tangible,
et les Mongols nous ont fréquemment répété
que les gens en parlent à tout bout de champ.
En général, on ne communique ses rêves qu'à des proches,
mais parfois, si ce qu'ils présagent semble porter
sur un événement de quelque importance,
on s'en réfère à un expert indépendant,
un lama bouddhiste de haute renommée,
ou un spécialiste züüd-ün mergen (« sage des rêves »).
On peut également consulter une clef des songes bien connue :
la compilation de Zhou Gung (le « duc de Zhou » des Chinois),
ce qui ne manque pas de piquant,
sachant que Zhou Gung vivait dans la région de Shensi
au début du Ier millénaire avant notre ère.
Du coup, bon nombre de Mongols consultent aujourd'hui encore
les interprétations d'un homme qui vécut
voici déjà quelques milliers d'années, dans une contrée si éloignée
que, en dépit des spéculations les plus fantaisistes sur les origines des Mongols,
personne ne s'aventurerait à le faire passer pour un de leurs ancêtres.
Cet article est centré sur le fait suivant :
pour chacune des configurations interprétatives évoquées ci-dessus,
le sujet de la prédiction d'un rêve, dans la vie éveillée,
est le plus souvent distinct du rêveur.
On peut très bien rêver pour quelqu'un d'autre,
et même rêver pour quantité d'autres personnes.
Nous voulons suggérer qu'il existe une connexion
entre la labilité du sujet dans le scénario de la vie rêvée
et le recours à des agents sociaux extérieurs dans l'interprétation des rêves.
Ces quelques remarques permettent déjà de se douter
que la culture mongole possède une théorie de la signification des rêves
qui se situe virtuellement aux antipodes
de celle de nos contemporains d'Europe occidentale.
En raison, entre autres, de l'énorme impact
des idées freudiennes auprès du grand public,
les rêves sont généralement considérés en Europe
comme quelque chose de privé, d'obscur et de trompeur.
En outre, on ne les considère pas simplement
comme étant le produit de « quelqu'un »,
mais plutôt comme celui d'un soi
construit de manière très particulière,
en tant qu'ego autonome.
Chez Freud, le rêve présente, sous forme d'images déplacées et condensées,
des désirs refoulés et des conflits inconscients,
fondamentalement enracinés dans l'histoire sexuelle du rêveur.
Même les psychologues cognitivistes les plus réticents à la théorie freudienne
de l'interprétation des rêves admettent avec lui la place centrale du soi :
« La contribution de Freud a du moins le mérite de reposer sur des bases solides :
des matériaux collectés dans l'esprit de celui-là même qui a rêvé »
(Foulkes & Cavallero)
Toutefois, des ethnologues, des philosophes et des auteurs féministes
ont poussé plus avant encore la critique de ces présupposés,
affirmant que l'idée d'un ego autonome relevait de la construction historique
(Carrithers ; Brennan),
pour ne rien dire de leur remise en cause de l'idée de sexualité.
Une telle problématique ne peut que renouveler l'intérêt
pour des sociétés où ces catégories sont construites
de manière toute différente.
Dans nos sociétés, le rêve est grandement significatif.
Qu'en est-il dans celles où le rêve, de tous les phénomènes de l'esprit,
est celui où s'abolit la limite entre « je » et « les autres » ?
En Mongolie, on considère certes que les rêves sont le produit du rêveur,
mais de manière relative et ambiguë.
On dit souvent qu'ils sont les traces
des aventures de la force vitale, ou « âme » (süns),
qui aurait temporairement quitté le corps du dormeur.
Une telle conception donne à penser que l'esprit, ou l'« âme »,
lorsqu'il s'aventure dans le rêve, serait en quelque sorte projeté
hors du soi de la vie quotidienne.
Pendant les rêves, cette « âme » semble jouir d'une existence séparée,
comme une sensibilité abstraite.
Il ne s'agirait pas là d'une simple séparation de l'inconscient et de la conscience,
mais d'une disjonction plus radicale,
puisque la possibilité de « voir » à la place d'un autre sujet
transcende les catégories de sexe, d'âge,
et d'autres attributs personnels du scénario de la vie de rêve.
Il existe un dicton relatif à ce qui est vécu lors d'un événement rêvé :
Ööriin gebel hüünii/Hüünii gebel ööriin
(Le tien se réfère à autrui/Celui d'autrui se réfère à toi).
Si l'on rêve que son propre père meurt, nous répétait-on régulièrement,
cela veut probablement dire qu'il arrivera quelque chose
au père d'une autre personne.
Bien qu'il règne une grande incertitude
quant aux individus concernés par cette inversion des sujets,
on comprend que l'intégralité de l'entourage du rêveur
s'intéresse de très près aux événements ayant marqué sa nuit.
Un anthropologue dirait sans doute que les aventures du rêve
sont réintégrées dans la vie sociale en tant que signes
et qu'elles sont déterminées après coup par le processus social de la narration
et de l'interprétation du rêve (Edgar 1994).
Mais de toute évidence, ce n'est pas ainsi que l'entendent les Mongols.
De leur point de vue, la véracité du vécu quotidien se renverse.
Les rêves parlent d'une vérité que l'esprit-âme qui rêve
peut ressentir en des temps et lieux éloignés,
mais qui ne diffère pas de la vérité
que l'esprit éveillé perçoit plus imparfaitement,
car elle est brouillée par les occupations journalières.
Ce qui est pertinent pour les Mongols,
ce sont les événements du rêve
et leurs répercussions sur le cours du monde,
dans lequel ils s'insèrent.
Par conséquent, l'interprétation des rêves requiert moins
d'interroger l'histoire de la personnalité du rêveur
que de consulter ceux qui ont quelque entendement
des interrelations régissant l'univers.
Ainsi, parmi les diverses théories sur les événements signifiants,
celles sur les rêves occupent une place très différente
dans les cultures mongole et européenne contemporaines.
Cela n'implique évidemment pas que les Mongols n'aient aucune conscience du soi,
ni qu'ils manquent de théories sur la manière dont celui-ci se manifeste et se perçoit.
Simplement, les rêves signifiants n'en sont pas le cadre.
Or, il semblerait que des théories du rêve
assez similaires à celles des Mongols
aient été assez courantes.
Par exemple, comme le relève Winckler
à propos de la théorie des rêves d'Artemidorus,
qui vivait à Daldis au iie siècle de notre ère,
la découverte que le contenu réel du rêve d'un client
concernait ses désirs, conflits ou craintes,
suffisait à le priver du statut de rêve signifiant.
Dans l'Antiquité gréco-romaine, comme chez les Mongols,
les rêves signifiants intégraient un ensemble comprenant également
les présages, les divinations et autres prophéties.
Jean-Paul Vernant postule l'existence, pour cette période,
d'une « rationalité divinatoire »,
dont l'interprétation des rêves faisait partie,
et qui se situait dans la continuité des modes de raisonnement relatifs
au droit, à la politique, à l'administration,
à la médecine et à la vie quotidienne en général
.
Tel n'est pas le cas en Mongolie contemporaine,
où l'on ne peut présupposer l'existence d'une « mentalité »,
surtout si on la conçoit à spectre large et exclusive d'autres types d'imagination
et de raisonnements .
La seule chose qu'on puisse dire avec certitude,
c'est que les idées relatives au rêve que j'ai attribuées
ci-dessus aux Mongols « en général »
sont rejetées par les uns, comme les communistes et les athées,
et remises en question par d'autres,
tandis que des idées freudiennes d'origine européenne
commencent aussi à circuler.
Néanmoins, il est intéressant de constater
l'existence d'une théorie largement répandue qui,
pour ceux qui y souscrivent du moins, est non seulement d'une haute antiquité,
mais encore tout simplement vraie, et dans laquelle
les images oniriques sont liées à la structuration de la réalité
par le biais de diverses techniques de prédiction et d'interprétation.
Des études récentes assument aujourd'hui
cette dimension culturelle et historique de la construction du rêve.
Foucault et Winckler ont montré comment l'interprétation des rêves d'Artemidorus
mettait au jour la construction sociale de la sexualité dans la haute Antiquité
en termes d'une « économie » de la domination et de la soumission.
Cependant, comme le montre à juste titre Miller ,
le problème avec de telles études de la signification publique
attachée aux actes et aux mœurs sexuelles,
c'est qu'elles occultent le fait que ces évaluations
étaient révélées par le biais des rêves.
« Ce qu'il faudrait, écrit Miller, serait une [...] perspective qui permette l'exploration,
pour la haute Antiquité, de la conceptualisation du rêve
en tant qu'"espace" herméneutique au sein duquel l'expérience personnelle du rêveur
pourrait enfin être examinée avec minutie et le sens d'un engagement concret
avec le monde social qui manquerait autrement totalement. »
On pourrait, toutefois, reformuler différemment la judicieuse observation de Miller.
C'est parce qu'il existe bien « le sens d'un engagement concret avec le monde social »
que le rêveur mongol cherche à comprendre son rêve à travers l'esprit d'autrui.
Les rêves ne sont pas tous considérés comme étant signifiants.
On distingue trois types de rêves en fonction de leur heure d'apparition nocturne.
Les rêves qui suivent un endormissement survenant juste après le repas
sont appelés ideshnii züüd (« rêves de nourriture »)
et on estime qu'ils sont déclenchés par l'état physique du moment, en particulier la digestion.
Les rêves du milieu de la nuit, dund shöniin züüd, sont également laissés de côté,
parce qu'on pense que leur contenu se réfère tout simplement à ce que l'on désire,
qu'il s'agisse d'argent, de sexe, de réussite pour telle ou telle entreprise, etc.
Viennent enfin les rêves du matin, öglöögiin züüd, les seuls qui soient signifiants.
De tels rêves doivent être déchiffrés, c'est-à-dire « déballés » (tail-),
« déverrouillés » (taana-) ou « résolus » (sovina-).
Certains de ces derniers laissent une impression irrépressible qu'on ne peut oublier ;
de tels rêves sont dits süjigtei, terme signifiant littéralement « religieux »,
mais ayant ici le sens de « fatidique » ou « grave ».
Bien qu'ils soient très rares, la plupart des personnes que nous avons interrogées
en ont eu deux ou trois au cours de leur existence.
Les gens ont toujours peur d'avoir de « mauvais rêves ».
On recommande de ne pas dormir directement sous la poutre faîtière de la maison
ni avec les coutures de l'oreiller du côté de la tête,
car cela pourrait entraîner de mauvais rêves.
Le sommeil est généralement dépourvu de rêves,
mais si un dormeur se met à parler, à remuer, à faire des bruits
ou pire encore à se comporter en somnambule,
il faut impérativement le réveiller,
tous ces comportements indiquant qu'il rêve.
Il convient de l'éveiller lentement, avec délicatesse et circonspection,
en l'appelant doucement par son nom, faute de quoi,
surtout s'il y a un contact physique brusque,
l'« âme » risque de prendre son envol
pour ne jamais revenir dans le corps.
Le dormeur souriant, à l'air heureux, doit également être réveillé,
dans la mesure où quelque chose d'agréable en rêve
peut présager du contraire dans la vie réelle.
On fait toutefois exception pour les bébés qui sourient pendant leur sommeil,
puisqu'on suppose alors que l'enfant est en train de parler
avec la « dernière génération »,
c'est-à-dire avec sa propre incarnation terrestre antérieure.
Les adultes ne font pas cela ;
en rêve, ils peuvent rencontrer des ancêtres,
mais non se rencontrer « eux-mêmes ».
Si le bébé reste encore de la sorte en contact avec sa vie antérieure
(on suppose qu'il n'est pas tout à fait entré dans celle-ci),
en revanche, les enfants de plus de dix ans sont unanimement reconnus
porteurs de rêves adultes.
Dans ce contexte, on entrevoit mieux ce que voulait dire la femme mongole
qui m'affirma un jour : « Les Mongols ne pensent pas qu'un rêve "signifie" ceci ou cela,
ils pensent qu'il "provoque" ceci ou cela. »
Bien qu'elle se soit par la suite demandé ce qu'elle avait exactement voulu dire par là,
il ressort clairement de ce qui précède que si l'on peut empêcher un rêve,
ou l'arrêter assez tôt dans son déroulement,
on prévient alors l'événement néfaste qu'il présage.
On ne considère pas que chacun soit responsable de ses rêves
ou des événements qu'ils annoncent. Cependant, le rêveur peut parfois,
fût-ce de manière aveugle et incertaine,
rompre la chaîne causale entre rêve et réalité vécue.
On appelle cela züüd evderen (« casser le rêve »).
Ainsi, si l'on raconte un de ses « bons » rêves dans les trois jours,
ce qu'il annonce risque de ne plus survenir.
Cela étant, la plupart des rêves sont réputés « mauvais ».
Les gens sentent immédiatement lesquels de leurs rêves sont süjigtei,
mais ils diffèrent quant à leur manière d'y réagir.
Certains essaient d'éviter de penser aux images nocturnes sinistres et disent :
« Il est inutile de réfléchir trop longuement à ses rêves ; mieux vaut vivre paisiblement. »
A la campagne, il est plus courant de prendre immédiatement des mesures préventives :
avant même que le jour se lève, avant même d'avoir les yeux complètement ouverts,
il faut cracher dans chacun des quatre coins de la chambre,
et les choses néfastes ne devraient pas se produire.
Pour un rêve réellement menaçant, la simple magie ne suffira toutefois pas.
Il faut discuter de tels rêves. Si leur signification peut être déchiffrée,
alors tous pourront se prémunir, ou du moins être avertis.
Prenons un exemple :
« Un Mongol qui vivait dans la capitale Houhehot
avait rêvé une nuit d'un coucher de soleil,
aux couleurs brillantes, vives et étranges.
Avant même que le rêve se termine, il se sentait déjà anxieux,
et appela promptement sa sœur à venir voir le soleil se coucher.
Après quoi, il se réveilla sans pouvoir se rendormir.
On a beaucoup discuté de ce rêve et la petite partie de la famille
qui résidait en ville a craint le pire.
Deux jours plus tard, ils apprirent que la mère du rêveur
était morte à la campagne. »
C'est surtout à travers les rêves des autres
que l'on connaît son propre sort, me disait-on.
Pourtant, tel n'est pas toujours le cas.
Parfois, les gens ont des rêves aussi récurrents que tenaces,
bien qu'ils ne se rapportent qu'à eux seuls.
Un exemple m'en fut donné par une vieille dame qui rêva
qu'elle nourrissait un chameau à la main.
Pendant deux ou trois mois,
elle souffrit d'une maladie de peau sur les mains et les bras.
Chaque fois que ce rêve revenait, quelque chose de mauvais lui arrivait,
un malheur toujours différent.
Un jeune homme me dit que, bien qu'il ne sache pas nager,
il se voyait fréquemment plonger en rêve dans une mer pleine d'écume,
éclaboussant de l'eau partout, et voguant comme un bouchon sur les vagues.
C'était toujours, pour lui, un bon rêve, présageant quelque bonheur ou succès.
Ainsi, à force d'établir des passerelles entre des rêves récurrents
et les événements subséquents, les gens savent par expérience
quels sont, pour eux-mêmes, les « bons » et les « mauvais » rêves.
Le plus souvent, cependant, les rêves sont interprétés
en puisant dans un vaste répertoire
de « significations » toutes faites et bien connues.
Ainsi, perdre une dent du haut en rêve annonce la mort d'un parent plus âgé ;
rêver de perdre une dent du bas annonce la mort d'un jeune parent ;
rêver d'un âne ou d'un chameau annonce
qu'un démon (chötger) rôde pour vous nuire ;
rêver d'un cheval porte bonheur ; rêver de poulets annonce de la querelle.
Si l'on rêve de feu, il faut s'attendre à des accusations et à de l'inimitié du dehors.
Un homme d'ascendance aristocratique me dit que, durant la Révolution culturelle,
il rêva de feu presque chaque nuit, et que beaucoup de ses amis rêvaient la même chose.
« Comme j'avais de tels rêves, dit-il, je savais que des gens m'attaqueraient. »
Il fut en effet traqué par les paysans sans terre,
privé de son emploi et forcé d'habiter dans une pauvre demeure.
L'appréhension provoquée par ces images de feu laissa une trace indélébile ;
aujourd'hui encore, vingt-cinq ans après,
il n'arrive toujours pas à les effacer de sa mémoire.
Des interprétations aussi connues que celles-ci sont trop nombreuses
pour être toutes énumérées ici, mais on peut en dégager quelques caractéristiques.
En premier lieu, elles s'accordent généralement avec les jugements ordinaires
que les Mongols portent sur les objets du monde dans la vie éveillée.
Ainsi, les yeriin gurban shubuu, les « trois oiseaux universels »
(la chouette commune, le corbeau et l'« ugil nu »)
sont considérés comme de « mauvais » oiseaux,
et les rencontrer dans la vie éveillée porte malchance
presque autant qu'en rêver.
En deuxième lieu, de telles significations sont spécifiques
à des lieux de haute densité de communication,
et tandis que les unes sont fort communes
– en ce que la même interprétation se retrouve pratiquement partout –,
d'autres peuvent différer d'un endroit à l'autre.
Enfin, ces significations sont tenues pour conventionnelles.
On ne pense pas qu'elles « émergent » de l'accumulation
de multiples expériences individuelles ; quasi axiomatiques,
elles jouissent plutôt d'une existence indépendante
et sont généralement introduites par l'expression « on dit que... ».
Si de telles « significations » préétablies sont souvent évoquées
et prises en considération, personne ne se montre vraiment surpris si un rêve donné
et l'événement qui s'ensuit ne s'avèrent pas conformes à l'interprétation habituelle.
Voici un exemple de la façon
dont de telles interprétations conventionnelles
peuvent être utilisées :
« La mère de ma mère mourut il y a déjà longtemps, mais dans la famille,
on se rappelle qu'elle eut un rêve décisif alors qu'elle était enceinte.
Elle rêva que, par un beau jour d'été, elle montait sur un âne
dans un champ couvert de fleurs.
Elle en descendit pour cueillir deux fleurs, une jaune et une rouge.
Elle eut ensuite des jumeaux, un garçon et une fille.
La fille mourut peu après sa naissance, et le garçon, plutôt jeune,
à l'âge de quarante ans.
Donc l'âne [c'est-à-dire la malchance, comme on l'a vu plus haut]
avait une signification évidente. Mais comment expliquer les fleurs ?
Normalement, on dit qu'une fleur indique une fille,
mais on ne comprend pas vraiment bien ni pourquoi il y en avait deux,
ni ce qu'en signifiaient les couleurs. »
Le narrateur du récit suivant est une villageoise illettrée d'une soixantaine d'années,
qui vit aujourd'hui en ville, à Houhehot, avec son fils qui y a réussi.
« Avant que mon fils Chuluunbat aille à l'université,
j'ai fait un rêve.
J'ai rêvé que je mangeais de la viande de femme.
A l'époque, cette femme de mon village vivait encore.
Elle s'appelait Möödeg, et était malade depuis longtemps,
atteinte d'une maladie incurable des poumons.
Dans mon rêve, j'étais avec une autre femme, une voisine,
et nous sommes allées chez Möödeg,
que l'on a trouvée étendue, morte.
Je l'ai mangée, mais l'autre femme, elle, est partie sans manger.
J'étais pleine de honte, parce que moi seule mangeais.
Une fois réveillée, je ne me sentais plus honteuse
– bon, il s'agissait d'un rêve –
mais je savais qu'il prédisait certainement quelque chose.
J'ai donc été consulter l'oncle du grand-père de Chulunnbat,
qui était lama. Il me recommanda :
"N'en dis rien aux autres, car cela est un très bon rêve."
Peu après, mon fils entra à l'université, mais celui de la voisine
qui m'accompagnait dans mon rêve, qui avait le même âge que le mien,
ne fut pas accepté, lui. »
L'étrange expérience de la mère annonçait un sort favorable
non pas pour elle-même, mais pour son fils.
Toutefois, ce rêve reste gravé dans les mémoires
parce qu'il marque un tournant crucial pour toute la famille.
Avec l'entrée du fils à l'université et la possibilité qui lui fut ensuite offerte
d'obtenir un travail en ville, la chance se mit à sourire aussi à ses ascendants,
qui purent bientôt tous quitter le village pour emménager en ville.
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(à suivre)
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