Dimanche 15 octobre 2017
La confusion ou l'indécision entre rêve et réalité
peut être particulièrement marquée à la suite d'un traumatisme...
C’est tout d’abord, la « réalité du camp » difficilement pensable
même pour ceux qui l’ont vécue qui apparaît comme fictive.
Ainsi P. Levi raconte ce rêve qu’il fait très souvent au Lager,
rêve typique fait par de nombreux déportés
où il se retrouve dans sa famille,
leur racontant son expérience :
« c’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi,
entouré de personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter :
mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas.
Ils sont complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux,
comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde,
se lève et s’en va sans un mot »
(1947, p. 64).
Le déporté rêve qu’il est pris pour un fou par les siens, que son récit n’est qu’un délire confus.
Ce rêve semble si vrai, que le rêveur une fois éveillé ressent une intense souffrance :
« Alors une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis
dans les souvenirs de la petite enfance : une douleur à l’état pur,
que ne tempèrent ni le sentiment de la réalité ni l’intrusion de circonstances extérieures,
la douleur des enfants qui pleurent ;
et il vaut mieux pour moi remonter de nouveau à la surface,
mais cette fois-ci j’ouvre délibérément les yeux,
pour avoir en face de moi la garantie que je suis bien réveillé » (ibid., p. 64).
Mais le doute et la confusion semblent persister bien après la fin de cette expérience mortifère.
Rentré chez lui en Italie, il redoute encore que son retour ne soit qu’une illusion :
« C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve, et si ses détails varient,
son fond est toujours le même. Je suis à table avec ma famille,
ou au travail avec des amis, ou dans une campagne verte ;
dans un climat paisible et détendu, apparemment dépourvu de tension et de peine ;
et pourtant, j’éprouve une angoisse ténue et profonde,
la sensation précise d’une menace qui pèse sur moi.
De fait, au fur et à mesure que se déroule le rêve,
peu à peu ou brutalement, et chaque fois d’une façon différente,
tout s’écroule, tout se défait autour de moi, décor et gens,
et mon angoisse se fait plus intense et plus précise.
Puis c’est le chaos ; je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble,
et soudain je sais ce qui tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su :
je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp.
Le reste, la famille, la nature en fleur, le foyer,
n’était qu’une brève vacance,
une illusion des sens, un rêve »
(1963, p. 249).
Dans Si c’est un homme, il explique :
« Aujourd’hui encore, à l’heure où j’écris, assis à ma table,
j’hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu »
(1947, p. 110).
Pour J. Semprun « la certitude d’avoir traversé la mort s’évanouissait parfois,
montrait son revers néfaste.
Cette traversée devenait alors la seule réalité pensable, la seule expérience vraie.
Tout le reste n’avait été qu’un rêve, depuis.
J’avais alors l’impression accablante et précise de ne vivre qu’en rêve.
D’être un rêve moi-même.
Avant de mourir à Buchenwald, avant de partir en fumée sur la colline de l’Ettersberg,
j’aurais fait ce rêve d’une vie future où je m’incarnerais trompeusement "
(1994, p. 26).
Plus loin, l’écrivain a cette parole désespérée :
« Toute cette vie n’était qu’un rêve, n’était qu’illusion.
J’avais beau effleurer le corps d’Odile, la courbe de sa hanche, la grâce de sa nuque,
ce n’était qu’un rêve. [...]
Tout était un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald,
la forêt de l’Ettersberg, ultime réalité » (ibid., p. 164).
Et ce qui semble précisément terrifier J. Semprun,
c’est « que la vie fût un songe, après la réalité rayonnante du camp » (ibid., p. 166)
.
Dans L’Algarabie, le thème de la vie comme rêve revient lancinant :
« Ma vie n’était qu’un rêve depuis la fumée grise du camp [...]
Ce sentiment qui prend parfois des allures tranchantes de certitude
que ma vie n’est depuis lors qu’un songe... » (1981, p. 188).
Ce sentiment d’irréalité de la vie est aussi lié à la perte des repères dans le temps
et à une certaine gestion de la mémoire.
R. Waintrater, évoque » un temps déporté «, « une mémoire occupée » :
« la mémoire du survivant [est] une mémoire « occupée,
dans un rapport inversé où les morts comptent plus que les vivants,
et où le passé destitue le présent et l’avenir "
(2000, p.176).
.
Très intéressant cette confusion entre le rêve et la réalité et vice versa.
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