Il est une évidence : un enfant est toujours éduqué par autrui, et non par lui-même.
Il est non moins évident que les éducateurs ne sont pas l'enfant.
Par conséquent, l'éducation, aussi bonne soit-elle,
ne correspond jamais à ce qu'est l'enfant.
L'éducation est donnée par des adultes.
Neuf fois sur dix, ceux-ci ont perdu le contact avec l'Essentiel,
qui est la marque de l'enfance.
Les adultes sont fortement "différenciés"
professionnellement, socialement, moralement.
Ils sont ce qu'on appelle des "individualités",
face à un enfant qui est indifférencié,
et dont la sensation essentielle est de "faire partie de".
Car l'enfant est branché sur l'universel.
Il se relie à toutes choses comme il respire.
Image tirée de "The Wall" (Pink Floyd)
Tout être humain a un bel avenir derrière lui.
Ce n'est pas un paradoxe.
L'éducation consiste à supprimer l'indifférenciation de l'enfant,
pour le pousser à se différencier de plus en plus.
On pourrait lui dire :
- Tu es universel. Tu es "semblable" aux autres.
Tes atomes sont ceux de l'univers.
Ton être essentiel est celui de ton voisin.
Les différenciations entre les êtres sont certes nécessaires
dans une vie socialement organisée.
Mais ces différenciations sont accidentelles et simplement
juxtaposées à l'être essentiel.
Ces différenciations doivent être employées
comme un outil dans la vie communautaire.
Mais le marteau n'est pas le menuisier;
et le menuisier n'est, lui aussi,
qu'une différenciation nécessaire de son être essentiel.
Mais on dit :
- Tu es radicalement différent de ton voisin.
Tu es unique. Tu es irremplaçable. Tu as beaucoup d'importance.
Tu dois donc cultiver ta différence, qui doit devenir ta qualité la plus haute.
Logiquement, puisqu'on te différencie, tu dois devenir
le plus beau, le plus grand, le plus spécialisé, le plus intelligent.
Tu dois devenir à tout prix autre que l'autre.
Faisant cela, on "sépare" automatiquement l'enfant des autres,
et du monde qui l'habite. En le différenciant ainsi,
on commet un meurtre :
celui de son essence universelle et participante.
On découpe dans la pâte une tranche minuscule,
dont on lui dit qu'elle vaut l'univers à elle seule.
Automatiquement, dans cette course à la différenciation,
l'Autre devient un ennemi.
Cette éducation-là est de la paranoïa poussée à ses limites,
la Tour de Babel à la portée de tous.
Il y a donc différenciation, et séparation,
dans un univers où rien n'est jamais séparé.
La séparation est donc une illusion que l'on entretient soigneusement.
Mais de ce fait, il y a torsion permanente entre l'être essentiel et l'être séparé,
par obligation de ne jamais "démériter" aux yeux des adultes séparés.
L'enfant, pour ne pas être honni ou abandonné,
joue le jeu dans cette différenciation imposée.
Il avance alors sur des superstructures édifiées par d'autres,
ayant laissé dans l'ombre son essentiel, depuis longtemps.
L'enfant commence à vivre - ou à essayer -
selon des critères établis par d'autres.
Il existe en tant que petite cellule séparée,
ennemi d'autres petites cellules séparées.
Donc, l'enfant fait descendre son Essentiel dans l'ombre.
Et il commence de vivre un "Moi-je" séparé, solitaire, sans amour.
Sauf des amours séparées, codifiées, cataloguées, autorisées, obligatoires.
De vaste qu'il était, il se rétrécit.
On le pousse alors dans un étroit boyau :
celui de l'éducation permanente.
On l'y glisse, on l'y comprime.
Son "Moi" authentique est déjà loin derrière, dans l'Ombre,
mais est artificiellement remplacé
par un "Moi-je" social, moral, bourgeois, ouvrier,
riche, pauvre, méritant, déméritant, récompensé, puni,
et de plus en plus séparé au fur et à mesure que le boyau s'étrangle.
Mais le pire est qu'un jour, ressortant du boyau à l'âge dit adulte,
il ne puisse plus reprendre son essence première
située dans l'ombre, loin derrière.
Et le jeune adulte ressort du boyau dont il a pris la forme.
Il est devenu un boudin de la vie, ennemi farouche de millions d'autres boudins.
C'est cela, le meurtre de l'enfance.
Certains, cependant, se déploient un peu en ressortant du boyau :
ce sont des poètes.
Mais, comme ils redeviennent plus participants et moins séparés,
ils se voient refuser l'accès des territoires séparés.
Ainsi, c'est dans l'Ombre de l'enfance que se trouvent, en attente,
les hautes lumières de l'adulte.
Mais ce dernier l'ignore. Il vit sur l'envers de lui-même. Il n'est qu'une apparence.
Mais il ressent, au fond, l'appel sourd de cette ombre en lui.
C'est un appel profond, vague ; mais cela grince et crie, à travers des dépressions,
des maladies, des angoisses, des nostalgies,
des tristesses apparemment incompréhensibles.
Alors, beaucoup renforcent leur course à la différenciation et à la séparation.
Ils ne supportent pas cet appel sourd.
Ils ont une terrible peur de voir leur échec
devant cet essentiel, qui fut le leur.
A moins que l'homme ne soit trop pris à la gorge par la torsion
de son "Moi-je" séparé et apparent, et son essentiel en attente;
se présentent alors les dépressions et les appétits suicidaires.
Non pour mourir; mais afin de retrouver
cet être participant et universel qu'il fut.
Ce bel avenir derrière lui, comment pourra-t-il le retrouver ?
Par quel coup de pelle magique pourra-t-il rebêcher loin en arrière
afin d'exhumer ce qu'il est ?
C'est peut-être sa tâche la plus dure, la plus impossible.
Pensez ! Pour y arriver, il s'agit avant tout
de faire table rase de tout l'appris,
tout sans exception. table rase, intérieurement,
de toutes les conventions, tous les a priori, toutes les croyances,
tous les idéaux, toutes les notions religieuses.
En se disant que même si elles devaient être vraies, elles deviennent fausses,
dès le moment où elles se fondent sur des critères extérieurs à soi.
Il faut alors faire retour,
retourner vers son Ombre, l'illuminer;
et alors seulement reprendre ou rejeter ce qui correspond à soi.
Quant au reste, jouer le jeu si nécessaire, mais sans y croire.
Les séparations et les différenciations
deviennent alors des instruments d'adaptation,
et rien de plus.
Comment recouvrer cette sensation première d'être relié à l'univers ?
L'homme ne peut rien faire sans que son "Anima"
ne soit libérée de sa coloration maternelle,
et sans que cette "Anima" ne remonte dans toute sa puissance originelle.
La femme ne peut rien faire tant que son âme n'est pas libérée,
elle aussi, de toute emprise maternelle.
Mais il faut surtout et avant tout que l'homme se rende compte
qu'il n'est qu'apparence face à ce qu'il est réellement.
Il faut qu'il sache qu'être privé de son Ombre, c'est être en deuil de soi-même.
Il faut prendre conscience des canalisations subies,
ainsi que des Sur-Moi normaux et anormaux.
Il faut prendre conscience de l'existence de cette Ombre
dans laquelle on se trouve;
et cela doit éclater comme une évidence aveuglante.
De grands rêves .peuvent alors se produire,
parce que de nouveaux "câblages" ont lieu dans le cerveau.
Des fiches se plantent dans des prises de courant inexploitées.
Des comportements nouveaux apparaissent au fur et à mesure
que des habitudes robotiques cessent,
qui tombent alors de l'être humain comme des fruits désséchés.
Mais les grands rêves dirigent alors vers des essentiels :
la poésie, la musique, l'astronomie, la physique,
avec les métaphysiques qui leur sont reliées.
Ce sont de grands rêves de mandalas,
de nombres, de formes géométriques,
de labyrinthes illuminés, de cosmos, d'étoiles, de soleils,
de vieux sages, de traversées, d'horizons infinis ;
de grands rêves aussi,
de liberté éblouissante, de musique, de dieux...
Dans ma propre documentation, je possède un rêve,
fait par un homme de quarante ans.
Je retranscris un résumé de ce rêve :
"Soleils"
Il voyait un soleil absolument circulaire, d'un or éclatant,
qui tournoyait lentement et lançait des jets de lumière dans toutes les directions.
Le ciel tout entier était empli d'autres soleils, tournant eux aussi.
Traversant ces soleils, un immense plan horizontal,
brillant comme du métal et sur quoi le rêveur avançait lentement.
Il sentait, dans ce rêve, qu'il était reparti de son enfance
pour arriver à son âge actuel,
qu'il était devenu une entité
sans aucune séparation d'avec lui-même.
Des femmes l'accompagnaient en riant.
Il y avait des musiques dans l'air...
.
Je ne puis évidemment reprendre ici l'historique de ce rêveur.
Il avait entrepris une analyse pour "se connaître" et développer ses potentialités.
Il s'était rapidement rendu compte que l'analyse fait surtout apparaître
"ce qu'on n'est pas", en débusquant les Sur-Moi
et autres empêcheurs d'être ce que l'on est.
On est donc "autre chose"; mais pas cela.
La peur ? On est autre chose, mais pas cela.
Un être rabougri, conformiste, bourré de critères appris ?
On est autre chose, mais pas cela.
Et peu à peu, en élaguant toutes ces branches n'étant pas lui,
était apparue l'Ombre négative, à élaguer elle aussi.
Puis, lentement, l'Ombre positive s'était mise à remonter,
jusqu'au moment où une énorme prise de conscience
fit basculer les conceptions de vie de cet homme.
D'homme truffé, comme chacun,
de rétrécissements et de canalisations,
il est devenu...un homme-participant, tout simplement ,
pour avoir retrouvé son Ombre essentielle.
Et il a fondé une communauté, quelque part en France.
Je le répète :
être privé de son Ombre,
c'est être en deuil de soi-même.
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Pierre Daco
"L'interprétation des rêves"
.
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Merci pour ce texte remarquable, et ce rêve qui l'est non moins. Dans le rêve, je suis frappé par le fait que le ciel est e pli de nombreux soleils, et que ces derniers sont traversés par un plan qui les relie, sur lequel le rêveur avance lentement. Le plan est un espace, et c'est donc cet espace transversal qui relie les soleils. Les volumes comme des sphères que sont les soleils peuvent se projeter sur un plan. On peut aussi entendre que nous faisons tous partie du même plan, qu'il y a un "plan divin" dans lequel nous avons tou(te)s notre rôle à jouer. L'expression "sans aucune séparation avec lui-même" est très frappante aussi, et dénote bien à contrario ce qui arrive quand on se perd dans la différentiation : on est séparé de soi-même...
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire, Jean...
SupprimerOui, c'est un rêve assez impressionnant, une sorte de rêve cosmique.
J'y vois, moi, peut-être l'idée que le rêveur, après son travail intérieur et sa prise de conscience, se déplace sur un "autre plan", un plan supérieur...
Comme il le dit, c'est un "plan" dans lequel on ne se sent plus "séparé de soi-même", mais une entité plus ou moins réconciliée avec sa nature première, avec le Soi.
Le Soi est représenté par le soleil (comparaison que Jung lui-même faisait, quand il disait qu'il y avait autant de distance entre le Moi et le Soi, qu'entre la terre et le Soleil).
Et le plan unit entre eux les soleils, ce qui signifie sans doute que les différents "Soi" sont reliés entre eux...et que donc, nous sommes tous reliés, mais non au niveau du Moi...à un autre niveau, plus élevé.
A un niveau qui dépasse l'individu "isolé", "séparé".
Et puis, l'or, la lumière, la brillance, les femmes qui rient, la musique...tout indique qu'on touche ici à la joie, à la beauté pure, à "l'essentiel", et même à "l'essence" de l'être, des êtres...
Enfin, c'est mon interprétation personnelle... :-),
Pierre Daco n'en dit pas plus que ce qui est indiqué ci-dessus.