samedi 18 juillet 2015

Grand rêve : "Libération"

Samedi 18 juillet 2015



J'avais vingt ans tout juste lorsque je suis entré dans les camps de la mort 
- j'en suis sorti comme un mort, vivant quand même.
(...)
Par un de ces "hasards" miraculeux -et alors là on touche le fil du Destin, 
mais un fil si loin et si profond qu'il est comme un autre abîme, 
onze mois exactement après la sortie de cet Enfer, 
j'ai été conduit devant Sri Aurobindo et Mère à Pondichéry.
(...)
Par un autre "hasard", peu de temps après, 
je tombe sur un disciple qui me dit : 
"Vous savez, les "rêves", ça a un sens."
Un sens ?...Tout était si insensé
que je me fichais de tout ou que j'étais prêt à tout. 

Tout, mais pas ça que je vivais ou survivais.
J'étais le restant d'un anthropoïde occidental 
complètement matérialiste, et surtout anti-religieux - 
je détestais les religions et les dogmes de toutes sortes, 
ce Dieu de la mort, quoi ?
Alors, ce soir-là, je me suis dit : "Bon, voyons ce que c'est." 
Je voulais toujours voir les choses à nu et sans masque 
- les masques étaient tombés une fois pour toutes 
devant certaines piles de cadavres torturés. 

Et voici ce que j'ai vu cette nuit-là :



J'étais dans une citadelle moyenâgeuse assez sombre 
-une citadelle occidentale, c'était en Occident - 
et je descendais une ruelle étroite pavée d'énormes dalles.

Je les vois encore, solides polies, inégales, 
et de hauts murs qui avaient l'air de pencher sur moi
 avec de petits balcons en fer forgé. Je marchais là, tout petit, 
au milieu d'une foule obscure et étrangère. 
C'était cette foule qui avait une odeur. 
Une foule étrangement silencieuse : 
chaque être était tapi dans le silence. 
Et une odeur de souterrain.



Je me voyais au milieu d'eux, très petit, presque sombre, 
comme vu par-dessus mes épaules.
J'allais vers une porte, je savais qu'il y avait une porte en bas. 
Mais à mesure que j'avançais, j'avais le sentiment 
que je n'étais pas habillé comme il fallait, 
que je ne faisais pas ce qu'il fallait, 
que je n'étais pas comme eux, 
que j'étais d'un autre lieu ou d'un autre temps, peut-être, 
une sorte d'intrus, et que l'on me regardait. 

Et ces regards-là devenaient de plus en plus menaçants, agressifs. 
Et plus je sentais monter mon étrangeté, plus leur hostilité montait. 
Elle montait de partout, même des murs, des pierres - 
un monde de pierre . 
Et je ne savais pas ce qu'il fallait faire ; 
je cherchais désespérément le geste, la parole : 
je me courbais, je rasais les murs, je m'emplissais de gris 
- rien ne servait.



J'étais repéré par cette foule muette. 
Et mon malaise grandissait, devenait presque intolérable, étouffant, 
comme si mes vêtements étaient faux, odieusement faux, 
mon visage aussi, ma couleur - 
j'étais pris dans une espèce de gnome-moi, qui était moi quand même, 
et je n'arrivais pas à trouver quelque chose qui m'aille, 
je n'arrivais pas à faire comme eux, 
je ne savais pas le mot, je ne savais pas les gestes, tout pesait. 
Et puis les policiers allaient venir, c'est sûr 
et je n'avais pas de passeport non plus, 
je n'avais rien, j'étais enfermé,
 prisonnier dans cette horrible forteresse de pierre...


Et, soudain, jailli je ne sais d'où, au milieu de la ruelle, 
un énorme cheval blanc est apparu -blanc, lumineux, 
oh ! un animal merveilleux et haut, si haut 
qu'il touchait presque les murs et dominait la foule. 
Un poitrail gigantesque, formidable. 
Et avant même que j'aie pu comprendre ce qui se passait, 
je me suis retrouvé sur son dos, galopant : 
un galop fantastique. 
Un galop de dieu, tout s'ouvrait devant moi : 
la foule, les portes, les gardes, rien ne résistait. 
Et puis le large tout d'un coup, la liberté, l'air pur 
- tous les rhododendrons de l'Himalaya dans un souffle. 
J'en avais plein les poumons, 
je me dilatais, m'élargissais, m'allumais presque
 - je reprenais ma taille et ma couleur. 
Une libération.





Je sens encore cette crinière blanche dans mes mains, 
les flancs chauds contre mes cuisses, 
et puis le vent qui cingle ma figure, 
l'allégresse dans mes veines. 
Emporté par une puissance triomphante, irrésistible...
Nous entrions dans une forêt. 
.

C'était en 1946. 
C'était l'annonce de tout ce qui allait suivre. 
Ma première vision
Mais ce que je ne comprenais pas alors, 
c'est que cette citadelle moyenâgeuse représentait 
non seulement le Moyen-Age (religieux) du XIème siècle, 
mais le Moyen-Age (scientifique) du XXème siècle. 
C'est-à-dire tout l'Occident.
Et je galopais comme un fou 
sur le dos de ce formidable cheval blanc...
.
Satprem
(Chapitre : Le fil du destin)




7 commentaires:

  1. Un témoignage et un rêve très intéressants.

    On peut bien sûr se demander si l’étrangeté du rêveur parmi la foule d’occident ne représente pas l’étrangeté de l’expérience vécue par celui qui a connu l’horreur des camps d’extermination nazis lorsqu’il se retrouve face à la foule de ses contemporains occidentaux qui n’avaient pas fait l’expérience de cette part d’ombre nichée au cœur de l’homme d’occident, part d’ombre se déchainant dans l’horreur des camps d’extermination.
    La forteresse de pierre de l’inconscience des occidentaux fait de lui un étranger, "un alien" qui sait ce que l’ombre dont l’humain n’est pas conscient peut amener à faire, et qui ne peut partager cette expérience avec la foule "murée" dans son inconscience de cela.

    Un fort instinct de vie l’emporte, le porte et le conduit loin de cette insupportable confrontation avec ses contemporains occidentaux, le sauvant sans doute ainsi de la dépression la plus profonde ou même de la folie (dissociation, fracture) que cet environnement "fortifié * contre la prise de conscience de l’ombre de l’humain" risquait de déclencher en lui... ?

    Amezeg

    * L’hyper-rationalisme scientifique du XXe siècle était, à cet égard, un grand bâtisseur de fortifications contre la découverte et la prise en compte de l’inconscient en l’homme, de l’ombre dont on n’est pas conscient, etc.

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  2. Oui, Amezeg, il y a cette dimension d'"étrangeté" dans le rêve, cette "séparation" de la foule, qui provient en (grande ?) partie de son expérience traumatisante des camps.
    Les survivants racontent tous, en effet, cette impossibilité de partager "l'horreur" de ce qu'ils ont vécu et combien ils se sentent "différents" des autres...après.

    Je n'ai pas copié tout ce disait Satprem à ce propos (il s'agit d'un chapitre entier), j'ai "coupé" le texte ...pour le résumer...mais je peux quand même partager le début dans son intégralité :

    "Il y a une Légende dans la catastrophe même et dans le ventre du diable de la vieille mort - mais il faut aller là et toucher le ressort puissant.
    L'Avenir est loin derrière nous, si loin qu'il est comme perdu et englouti par tant d'espèces derrière qui ont laissé indélébilement sur nous leur empreinte mortelle.
    Alors un choc radical qui défonce tout, qui ouvre tout.
    J'avais vingt ans tout juste lorsque je suis entré dans les camps de la mort -j'en suis sorti comme un mort, vivant quand même.
    L' "homme", c'était NON, c'était détruit à jamais. C'était un néant de Mensonge prétentieux. Et pourtant,un jour, sur une place d'appel sinistre, j'ai basculé dans un trou de Tendresse inimaginable et envahi par une Joie jamais connue - ça sortait d'un abîme noir sidérant et impérieux, sous mes pieds. Si je n'avais pas craint d'être fou et passé à la schlague, j'aurais chanté.
    Comme si le premier mot de la joie, c'était le chant.

    Par un de ces hasards miraculeux...(suite)

    Le cheval blanc, "instinct puissant" de vie et de liberté...vient le sauver de la dépression et de la folie...c'est sûr...
    Mais cela dépasse aussi sa "petite personne"...et prend une envergure plus universelle...

    Dans la suite du texte, Satprem associe ce cheval à "la monture de Kalki"...

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  3. Je reviens...(entre-temps, je suis allée...manger !)

    Donc, Satprem relie son rêve non seulement à son expérience personnelle (redécouverte de la Joie et de l'Espérance après avoir vécu un "Enfer"), mais aussi à l'avenir de la Terre...et de l'Humanité.
    Il dit : "Il y a une énigme au fond d'un homme comme au fond des millions d'années et nous sommes peut-être dans la préhistoire d'une grande Histoire pas encore née."

    Et tout au long du livre , il évoque la "Forteresse d'ignorance" dans laquelle nous habitons, Forteresse "aussi épaisse que deux mille ans de temps occidental", et dont, parfois, par miracle, un "enfant d'homme moderne" réussit à s'échapper...

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  4. J’avais bien senti, entre tes lignes, que tu avais un p’tit creux... et que tu reviendrais par ici. :-)
    Je n’ai pas lu Satprem, mais cette " Forteresse d’ignorance" qu’il évoque est assez parlante.
    Un homme, ou (même :-)) une femme, est une part de l’humanité et lorsqu’un homme ou une femme quitte "la forteresse d’ignorance" c’est déjà une part de l’humanité qui se libère de cette prison.
    Quant à savoir si ce rêve a également une portée plus spécifiquement collective ou ne l’a pas, je ne saurais le dire. Peut-être...?

    Amezeg

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  5. Ah, si sur ce dernier point, on pouvait avoir des certitudes...ça m'aiderait bien pour la tenue de ce blog... :-)))

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  6. Ce formidable cheval BLANC, LUMINEUX dit le texte, représente à n’en pas douter une forte poussée instinctive à l’individuation : vie et conscience associées, lumière opposée à l’obscurité dans laquelle se tient la foule de la "forteresse de l’ignorance". La tendance à l’individuation est un instinct très puissant, sans doute le plus fort des instincts. Il pousse chacun, à s’engager sur son propre chemin, à "devenir ce qu’il est", à ne pas se fondre dans la masse indifférenciée.

    Amezeg

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    1. Oui, c'est ça : le cheval blanc c'est un formidable "élan" vers sa propre nature, vers sa vraie dimension...qui est aussi la vraie dimension...humaine.
      Une dimension lumineuse et spirituelle "emprisonnée" par les murs épais et les "portes de fer" de notre Forteresse scientifique, matérialiste qui nous donne, depuis des siècles, une vision étriquée de la nature humaine.

      Encore un extrait du livre (p 81):
      "Le mérite de notre Forteresse sans soleil, c'est peut-être qu'elle allait créer un monde si hideux, si étranglant, qu'il allait bien falloir, par nécessité, trouver la clef de l'énigme ou périr pour de bon."

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